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Stinwee Hall Short Stories
9 janvier 2014

8 AU DONALD'S DINER....

Nous nous installâmes tous les six autour de Gould,  le long du comptoir du Donald’s Diner, sur de hauts tabourets aux pieds chromés. A sa gauche il y avait Art Tatum entre ses deux compagnes noires.

A sa droite il y avait moi, puis Alec et Walter Homburger.

Nous étions dos aux grandes vitres qui donnaient sur le boulevard, parcouru  d’innombrables voitures rondes et colorées. Les sons de l’extérieur nous parvenaient étouffés. Cela était reposant . Derrière le serveur était accroché au mur un grand tableau peint en gris, en noir, en blanc, représentant une danseuse classique en train de nouer les rubans de ses pointes. Il y avait ces longues jambes souples, repliées, ces bras qui enserraient ces cuisses, le cadrage de l'artiste avait escamoté le visage de la danseuse, ce qui donnait une impression de mystère non résolu à cette image.
De loin on distinguait la signature : Sophie P..... C'était donc une femme qui avait peint ce portrait de femme sans visage.

J'ai toujours ignoré qui était cette femme, je me souviens juste de ces mots : " Sophie P. ", j'ai toujours vu ce tableau au Donald's mais je n'ai jamais posé de questions à son sujet. Cependant je n'ai jamais oublié cette danseuse en tons gris, elle me laissait une trace de mélancolie venue on ne sait d'où.

Glenn Gould n’avait pas interrompu sa discussion avec le serveur en blanc.
Dalton lui parlait du prix Pulitzer qu’il était en train de dévorer entre deux clients, sous le comptoir...
- Une seule aventure aura eu lieu en ce siècle, Monsieur Gould, c’est celle de Lindberg et ce livre la raconte magnifiquement.
- Oui, peut être...
( Gould n’aimait pas qu’on s’intéresse à autre que lui-même ).
- Et Lindberg n’est pas un communiste, loin de là... Cet homme fait notre Amérique.
Il sembla découvrir que nous étions installés devant lui, en rang d’oignons, attendant qu’il nous présente les cartes...

Chacun de nous a fait le geste de ne pas vouloir consulter la carte, car chacun de nous semblait déjà savoir ce qu’il allait commander.
 
Glenn avait devant lui une assiette de biscuits secs brun foncé, avec un verre de jus d’orange à moitié vide. Il avait toutes ces couches de lainages superposées et agitait les bras en essayant de parler plus fort que les autres, de monopoliser la parole.

- Lindberg est un pilote d’avions... Un pilote d’avions comprenez-vous ?
Il s’intéressa soudain  à Art Tatum en se penchant devant Nancy. Il voulut se montrer drôle. Glenn Gould n’a jamais été drôle, il était pathétique dès qu’il voulait faire rigoler son monde, car trop narcissique. Il s’admirait en train d’être drôle, il croyait qu’il était un génie en tout, notamment en humour, il aurait voulu être Groucho Marx, qui lui même n’avait jamais été drôle.
- Mr Tatum, vous ne pilotez pas les avions, n’est ce pas ?

- Je voudrais un hamburger à la viande grillée, avec de la laitue et une compote de pommes s’il vous plait, a dit Art à Dalton d’un ton funèbre.
- Et pour faire couler tout ça ? demanda le serveur.
- Un verre de vin rouge... Une bouteille de vin rouge...
- Art... Dit Gerri...
- Je ne vais pas me saouler, dit le pianiste.
- Art, ne dis pas cela, tu vas mentir...

Dalton posa devant nous une corbeille de fruits, une assiette avec une pile de tranches de jambon rose, une salade de pommes de terre tièdes, des muffins, de la gelé de pamplemousse, du poisson poëlé, des tomates grillées rouges et noires, des toasts au jambon français, coupé très fin, des saucisses posées en croisillons sur une assiette blanche, mais aussi des tranches de pêche, et une pile de gaufres.
Tatum se goinfra aussitôt, il attrapait de sa longue main noire aux doigts graciles tout ce qui passait à sa portée et se mangeait. Ses joues étaient gonflées en permanence et ses mâchoires s’étaient mises à travailler comme des machines d’usine.

Gould savait manifestement qui était Art mais il lui posa tout de même des questions, ce qui n’était pas dans sa façon d’être habituelle :
- Vous avez appris sous l’égide de quel professeur ?
- Ma mère était pianiste.
- Je ne vous demande pas cela, je vous demande : qui vous a enseigné ? Moi j’ai appris avec Alberto Guerrero, pour l’instrument, et pour la théorie c’était Leo Smith.

- Arthur a démarré tout seul, précisa Gerri.
Je compris soudain qu'elle était l'épouse de Tatum.
- Ah ah ! on ne peut pas démarrer tout seul, affirma Glenn. Moi-même avec mon oreille absolue j’ai quand même du passer par de nombreux cours, pendant des années. Ne me faites pas croire qu’on joue comme cela, d’un coup de baguette magique..
- J’ai travaillé avec la radio, au début. Ma mère m’a aidé, elle m’a montré des trucs, mon père aussi, avec sa guitare. Le braille, je l’ai appris à l’école. Et à Columbus j’ai étudié la musique, et aussi j’ai eu comme professeur Monsieur Rainey...
- Connais pas. Ah vous voyez vous avez quand même eu des profs... Je le savais bien...
-  Il y a eu aussi Thomas, et Fatha...
- Connais pas.
- Arthur parle de Fats Waller, et de Earl Hines, vous les connaissez sous ces noms-là, peut être ?

- Non ça ne me dit rien... Je suis canadien et vous me parlez de musiciens américains. Musiciens de jazz, de surcroît.

- Glenn a une mémoire sonore très développée, beaucoup plus développée que tous les pianistes de la planète, dit Homburger avant de mordre dans un muffin...
- Art aussi se souvient de toutes les notes, de tous les airs, dit Gerri.
- Tu exagères un peu, corrigea Art Tatum

chaussons

. Pat Flowers est ahurissant, lui. Clarence l’aimait beaucoup, il a fait le succès du Baker’s ... Si vous avez l’occasion de voir jouer Pat, n’hésitez pas, c’est comme si le fantôme de Fats l’habitait.
- Ca fait comme Quinichette avec Prez, ajouta la gentille Nancy en souriant...

Je décrochais, j’avais faim, j’attrapais de la nourriture, je buvais un verre de lait, je me sentais paisible et tranquille, j’aimais bien la présence d’Art Tatum à l’autre bout du comptoir, je n’aimais pas me trouver près de Glenn Gould qui me mettait mal à l’aise car il manquait de bienveillance envers le genre humain, comme s’il ne lui appartenait pas. J’entendais tous ces noms de musiciens que je ne connaissais pas, je savais que j’apprendrais chaque jour un peu plus sur ce monde-là.

J’aimais sentir le soleil passer au travers des grandes baies vitrées donnant sur la circulation de Manhattan, pour me chauffer le dos, j'aimais voir le mur d'en face orné d'un tableau de Sophie P.,  et j’aimais me dire à chaque minute que c’était semble-t-il une belle aventure pour un musicien anonyme que de travailler au Stinwee Hall.

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