Vous savez, Clarence Baker, le patron du Keyboard Lounge de Détroit, est mort très âgé, il y a seulement 10 ans... Il avait 93 ans... Il avait convaincu ses parents de faire de leur restau un piano bar, au début des années 40... C’est Pat Flowers qui s’y est collé pour mettre l’ambiance... Putain de pianiste, Pat Flowers, le fils spirituel de Fats Waller... Le meilleur pianiste stride né à Détroit... Va donc voir sur Youtube écouter des vieux disques de Pat Flowers... Il chantait comme un dieu en plus... Donc Pat Flowers, pendant des années, a fait la joie des clients presque tous les soirs au Baker’s Keyboard Lounge, il alternait avec des musiciens de passage... Le proprio, Clarence, avait fait rénover la déco du restau, il avait fait installer un immense comptoir de bar courbe à look de clavier Art Déco, avec ces grosses touches noires et blanches luisantes, qui est devenu célèbre dans tous les Etats Unis, et aussi avait fait carreler le plafond en pierre italienne noire, pour améliorer l’accoustique.. Et puis ces miroirs inclinés un peu partout, qui permettent de voir les mains des pianistes en train de jouer..... Vous connaissez Liberace ? Un jour, de passage à Détroit et donc faisant un arrêt obligé chez Clarence Baker, il a vu le bar/clavier géant du Keyboard Lounge, et bien il a exigé sitôt rentré en Californie qu’on lui creuse une piscine en forme de piano chez lui à Beverly Hills ! Il y avait aussi des toiles de paysages, pour orner les murs ... Afin de garder l’intimité du club, Clarence Baker a décidé qu’il n’y aurait jamais plus de 99 places assises. Quand il a commencé à faire venir des musiciens extérieurs à Detroit, en plus de Pat Flowers, le pianiste maison, au milieu des années cinquante, parce que les affaires marchaient de mieux en mieux, il a tout de suite pensé à Art Tatum... Mais pour Art il fallait un piano de qualité supérieure : ça vous explique pourquoi il l’a envoyé à Manhattan chez nous choisir un instrument dans notre réserve du Stinwee Hall..
Parvenus à Détroit, nous avions assisté sur le quai de gare à l’installation du piano de Tatum à l’arrière d’un « flatty « Ford, rouge comme un camion de pompier. Ce fut transfusé depuis le wagon de marchandises du train avec mille précautions, comme si le Stinwee était un gros bébé de bois.
Par économie, Clarence Baker avait refusé que ça soit une compagnie de transports qui lui amène le piano au Keyboard Lounge et avait envoyé à notre rencontre deux costauds se charger de l’instrument à la Gare de Détroit. Les deux gars en ont bien bavé, ils ont fixé très solidement le piano avec des courroies sur la plate forme de leur petit camion, et prié le dieu des déménageurs pour que la route du retour reste bien plate et bien régulière et qu’il n’arrive pas d’accident.
Augustin m’a dit :
- Je vais avoir un sacré boulot pour réaccorder... Ca va me prendre au moins quatre heures...
L’un d’eux était resté à l’arrière à côté du piano et picolait tranquillement, en plein air, il tétait une petite bouteille de Bourbon toute plate.
L’autre conduisait, et nous avons fait route, Augustin et moi, dans la cabine, à côté de lui.
Nous avons traversé l’Avenue du Michigan, suivi longuement la quatre voies William Fisher, qui traversait des paysages industriels, l’interminable avenue John C. Lodge, au décor déjà un peu plus intimiste, avec toutes ces petites maisons à palissades parmi ces arbres verdoyants sur notre droite, et cela nous conduisit, en prenant à droite après cet infini trajet, directement sur l’Avenue Livernois très animée et très sympathique, une petite avenue de proximité, qui avait l’allure d’une très longue main street de village, jouxtée de pavillons pour Américains moyens. On voyait des gamins courir sur le trottoir, des mères de famille s’éventer dans les petits jardins.
Le Club se trouvait juste avant le croisement entre l’Avenue Livernois et la Eight Miles Road.
On l’aurait cru cerné par des stations services...Tout autour c’était très animé, un quartier sympa, avec des allées et venues permanentes, de jour comme de nuit.
A deux pas, de l’autre côté de l’avenue, il y avait le grand bâtiment des Postes.
A l’époque où tout cela s’est déroulé, c’était pas comme aujourd’hui, il parait que c’est un peu la zone autour du Lounge désormais, qu’il y a plein de terrains vagues, que les gens désertent les trottoirs, par crainte des agressions et parce que plus personne n’a le goût de s’y promener, que les petits magasins et les petites entreprises ferment tour à tour. Il parait que ça devient un endroit cauchemardesque.
C’est Detroit, en fait, une ville que l’on a envie de fuir depuis que le chômage y a fait ses ravages.
Si les Communistes n’avaient pas oeuvré à la destruction des entreprises, à la perte des emplois, en mettant tout à feu et à sang, Détroit et l’Amérique n’en seraient pas là. Or au temps où j’ai débutté au Stinwee Hall, les Communistes étaient déjà en train de fomenter leurs complots, malgré les efforts de Mc Carthy pour les réduire au silence et à l’impuissance.
A la grande époque de l’après guerre, Baker’s Keyboard Lounge était un petit coin merveilleux, j’ai un souvenir nostalgique de l’ambiance de fête qui régnait en cet endroit, dans la banlieue Nord Est de Détroit.
Le petit camion Ford rouge se gara sur le côté, nous descendîmes et j’eus ma première vision de l’établissement.
C’était un batiment tout en longueur, en briques apparentes, grises à jointures noires, avec comme enseigne le dessus d’un piano à queue, et au dessus de l’entrée il y avait un auvent qui imitait celui des boîtes de jazz de la 42e rue de New York.
Pendant que les deux gars se demmerdaient suant sang et eau pour descendre le Stinwee du petit camion, un gros type à rouflaquettes poivre et sel, aux joues rondes et rouges, à l’oeil jovial, vint nous saluer. C’était Clarence Baker himself, the boss.
Il était tout content de voir le piano choisi par Art se pointer et être livré en temps et heure et dans de bonnes conditions.
- Ah vous voilà les gars, on va pouvoir boire un coup, Arthur a choisi son piano, il va arriver ce soir, ce cher Art...
Et il nous a étreints tous les deux comme si nous étions de vieux amis à lui, il était si colossal qu’il nous a coupé le souffle en nous embrassant.
- Vous devez être les gars de chez Stinwee ?
Il nous montra un noir à l’allure élégante qui l’avait suivi au dehors, sur ce trottoir, pour voir ce qui se passait...
- Je vous présente Mr Barksdale, il joue avec Tatum...
- Je fais la guitare, dit le type noir.
Je ne le connaissais pas, mais il avait l’air d’avoir sa réputation parmi les musiciens de jazz, comme je le vérifiai ultérieurement.
Puis un petit homme à moustache fine se pointa.
- Leroy Stewart, dit il en nous serrant la main. Contrebassiste...
Sur le coup je ne fis guère attention mais plus tard j’ai su qu’il s’agissait du fameux « Slam» Stewart, le bassiste génial dont Jack Kerouac himself aurait parlé dans ses livres, celui qui savait octaver à la voix ses propres soli de basse, celui qui aurait inventé un peu plus tard un langage inédit avec Slim Gaillard, son copain guitariste.
Mais à cette époque où je débutais au Stinwee Hall de Manhattan, je n’y connaissais que dalle en jazz. J’ai vu passer sous mon nez des pedigree que ça vous rendrait malade, mais moi je n’avais aucune conscience de leur importance ni de leur notoriété.
Attendez : plus tard, avant de mourir dans les années 80, Leroy a été prof de fac à New York, avec sa contrebasse, pour vous dire comment il était balaise.
A l’intérieur du Keyboard Lounge, c’était tout en longueur, le bar avec son clavier géant d’un côté, et à l’autre bout la petite scène avec le piano.
Clarence Baker nous a arrosés sauvagement sur le compte de la maison, pendant qu’Augustin s’escrimait à réaccorder le Stinwee. Il y a quelque chose de crispant à entendre pendant des heures un type taper la même note et la faire bouger en serrant une clé, provoquant une sorte de glissando énervant.
Puis passer à la suivante et revenir à la première pour comparer, puis faire une gamme ascendante à toute vitesse, puis descendante à la même vitesse...
Vers huit heures, Baker nous a servi un lunch dans un des petits boxes. Des oeufs, de la salade, des croûtons de pain, du vin blanc.
Art est arrivé, il s’est fait offrir le premier whisky double d’une série qui le mènerait au petit matin, nous a reconnus quand nous lui avons parlé et serrés dans ses bras.
Cette fois-ci ni Géraldine, sa femme, ni Nancy, sa belle soeur, ne l’accompagnaient.
Il a mangé une omelette sur le pouce dans un coin en bavardant avec ses deux acolytes, alors que les premiers clients du soir s’installaient, le regardant dévotement du coin de l’oeil.
Art était le roi partout où il jouait.
Puis les trois mecs se sont installés pour jouer et c’est parti. La salle était pleine, des gens assis dans les boxes, des gens assis au bar, des gens debout.
Les serveuses noires allaient et venaient et nous savions, Augustin et moi , que nous allions reprendre le train dans la nuit, qu’un taxi viendrait nous chercher au dehors, juste à niveau de l' auvent de l’entrée, alors qu’Art n’aurait pas fini d’éblouir tout le monde avec sa pyrotechnie sonore, soutenu et grandement secondé par ses deux génies de la complicité jazzistique qu’étaient Everett Barksdale et Slam Stewart, les claquements de doigts des connaisseurs, qui gémissaient même parfois de plaisir comme une femme pendant l’amour quand c’est bien chaud et bien complice, les sifflets d’approbation et les cris d’enthousiasme.
Tu es un peu abruti par l’alcool, tu vois les doigts de Tatum qui semblent être quarante petits nains sautillant sur les noires, sur les blanches, et puis tu vois les doigts de Stewart qui raclent les quatre cordes épaisses de sa contrebasse, et puis tu vois les frôlements de Barksdale sur les six cordes fines de sa guitare, sa bouille souriante, tu te sens léger comme sur un nuage, la vie est belle, le Stinwee semble combler Art Tatum, Augustin est très content de son accordage. Notre piano sonne terriblement fort, les notes résonnent aux quatre murs.
Et nous consultons nos montres pour guetter l’heure du taxi et du train de nuit.
A l’heure où il klaxonna dans la rue noire, au dehors, pour nous avertir qu'il nous attendait, j’ai entendu un client chuchoter, pendant un silence du trio, que le boxeur Ray Sugar Robinson tenait une boîte de jazz dans Détroit, et j’ai entendu ses compagnons parler d’un jeune trompettiste qui y jouait en cet instant et qui s’appelait Miles Davis. La boite s’appelait quelque chose comme « l’Oiseau Bleu «...
Or il se trouve que notre taxi nous a amené ce jeune homme, il avait fini son set avec un groupe et quand il est entré, il a fait du bruit parce qu’il était complètement parti, certainement à cause de l’héroïne. Dehors il devait s’être mis à pleuvoir car il était tout mouillé, il avait un imper tout chargé d’eau, et à un moment l’un des pans de l’imper s’est soulevé et tout le monde a vu qu’il y planquait sa trompette.
Plus tard j’ai su qu’une compagnie de taxis avait eu un appel pour prendre Miles Davis au Bluebird et l’amener au Keyboard Lounge et que cette même compagnie avait été appelée par Clarence Baker pour nous prendre chez lui et nous reconduire à la gare, et qu’un chauffeur avait donc été chargé de combiner les deux courses.
Miles Davis avait un visage étonnamment antique, on aurait dit le visage d’une statue grecque peinte en noir, je n’oublierai jamais son regard perçant, ces deux pics sombres sur ces lacs blancs, il souriait un peu naïvement et marmonnait des phrases de philo à deux balles d’une voix grave et monocorde.
Il a traversé le Lounge en titubant un peu, il s’est arrêté devant Clarence Baker, et lui a dit :
- Je veux jouer un truc avec Tatum. C’est pas tous les jours. Au Bluebird, j’ai Flanagan, mais Flanagan, ça n’est pas Tatum, même si Flanagan est Flanagan. Je veux jouer un truc avec Tatum.
Le pianiste s’est retourné, il était en train de faire des étincelles sur « Sweet Georgia Brown «, et la rumeur qui planait autour de l’arrivée de Miles l’a alerté.
N’y voyant rien, il a tout à coup interrompu le morceau, ce qui a provoqué un silence froid et soudain dans tout l’établissement, et il a demandé à ses deux comparses :
- Qu’est ce qu’il y a ?
- C’est Miles, a dit Slam .
- Le voilà qui rapplique, a ajouté Everett le guitariste.
- Est ce qu’il a sa trompette ? a demandé Art Tatum.
- Oui, je l’ai prise, je veux jouer « My funny Valentine « avec toi, Art. Avec toi et Everett et Slam. « My funny Valentine «.
A peine avait-il dit le titre que toute la salle applaudissait à l’avance.
- On va le faire autrement mieux que ce petit pédé de Baker, ajouta Miles méchamment.
Miles tenait à peine sur ses pattes, il était mouillé comme Noé après le déluge, mais quand il posa ses lèvres sur son embouchure une magie s’empara du lieu.
Les autres lui firent un écrin, un tapis de sons voluptueux pour que les notes claires et précises de la trompette puissent atteindre les nuages.
Moi j’étais au bar avec Augustin.
- Putain ce piano je l’ai bien réglé, me dit mon collègue .
La grosse bouille de Clarence Baker se glissa entre Augustin et moi :
- Les gars, le taxi vous attend. Vous voulez que je vous prête un parapluie ? Ca tombe !
Je jetai un dernier coup d’oeil à Miles Davis qui faisait scintiller sa trompette dans les miroirs inclinés des murs, je me dis :
- Putain de belle musique, ça vaut Ravel, ça vaut Debussy.
- Dis donc il en tient une sacrée, ce Davis, me glissa à l’oreille Augustin en m’entrainant vers la porte de sortie.
- Salut les gars, merci pour tout, dit Clarence Baker.
Dehors il faisait nuit, la pluie nous gifla, nous nous jetâmes à l’arrière du taxi. L’avenue noire était éclairée par des lampadaires jaunes. Je me dis, en m’asseyant sur le siège de cuir de la voiture, que ce serait peut être la dernière fois que j’y aurais mis les pieds. Tandis que nous nous éloignions, je me retournai pour distinguer l’enseigne en forme de piano du Baker’s Keyboard Lounge, qui devenait toute petite seconde après seconde
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