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Stinwee Hall Short Stories

24 février 2014

15 JO McCARTHY N'EST PAS MORT....

                                                                                                                                                                                 Nous revoici dans la chambre du vieux très vieux très très vieux Charlie Pace, au  « Resting Miccosukee «, quelque part dans ce doux pays floridien, tu ne m’empêcheras pas de penser qu’on y est mieux que dans une maison de retraite en Islande. Cette fois tu t’aperçois que la journaliste du « Keyboard’s board «, Cassie Rabbitflight, s’est endormie sur le lit même du vieux Charlie, qui continue à parler tout seul, ne s’étant pas aperçu que la jeune femme roupille, assommée par le soporific sound de la voix cassée du vioque, qui anônne en regardant par la fenêtre les oiseaux s’ébattre sur les grandes pelouses vertes ensoleillées. Pace est confortablement installé/coincé dans son fauteuil préféré, il peut tenir des heures, il peut faire d’un interview un vrai roman.

Car la spécialité de Pace, entre autres, c’est la digression.

 

Incapable de rester dans son sujet, il s’évade s’écarte, il ne reste pas sur le clavier de son Stinwee, il s’en va partout où il peut, notamment il boute le Communisme hors des Etats Unis sans parvenir à le chasser de son esprit.

Pace ne s’était jamais rendu compte que la Chasse aux Sorcières était finie depuis 54, que McCarthy avait loupé une marche et s’était vu dégringoler tout en bas de son funèbre escalier.

«....Il ne faut jamais s’attaquer à l’Armée américaine : tu peux attaquer Walt Disney, tu peux attaquer Gary Cooper, ces gars-là finiront par s’en sortir ( car c’étaient de vrais patriotes ), tu peux t’attaquer à Chaplin, à Brecht, à Trumbo ( bien fait pour leurs gueules de sales Suppôts de Moscou ), mais jamais, ô grand jamais !  à la U.S. Army. JAMAIS !... «

Pace avait gardé toute son estime à Jo McCarthy et aimait se le croire encore vivant, encore vivace, encore en train de frapper les gueules rouges à grands coups de hampe du Stars and Stripes. Charlie Pace avait hérité pour le restant de son existence de la pathologie de son chef bien aimé bien estimé, le Capitaine Alec Franklyn Jolyon, non pas la pathologie de la collectionnite des trains miniatures Dionel, mais de la révérence éternelle pour le Sénateur Maudit, qui  avait fait un si bon travail, il avait fait le ménage, il continuerait à faire le ménage : Mc Carthy jamais mort ! JAMAIS MORT !.

Ce maudit jour de 1957 où Jolyon reçut un tragique télégramme depuis l’Etat du Maryland pour lui annoncer la disparition de l’ex sénateur, le Capitaine en avait fait un jour de fête, il avait fêté « l’Eternité « du sénateur anti-Rouges, il avait décidé que son héros continuerait la chasse aux Communistes jusqu'à la Fin des Temps, et que tout employé Stinwee qui parlerait de McCarthy comme un homme du passé serait viré aussi sec.                                           Il avait ouvert une bouteille de champagne français en pleurant à chaudes larmes et avait versé une coupe à Charlie, après avoir chassé de son bureau les autres employés du Hall, y compris Augustin l'accordeur.
- Jo ! Jo ! A ta mémoire, Jo !
Deux dates à fêter au Stinwee Hall, désormais : les 14 novembre et les 2 mai.

Depuis, 1957, Chaque fois qu’ Alec Franlyn Jolyon se versait un café, il ne manquait de clamer à la ronde, en y jetant un morceau de sucre :
- Ce morceau de sucre est pour toi, Joseph....
Et Pace, Charlie Pace, il avait introduit ce rituel chez lui. Le matin, au petit-déjeuner, avant d’avaler son omelette, sa maman prenait un bout de sucre, le plongeait dans le café et gueulait :
- A ta mémoire, Jo !

« Cette saleté de Mingus avait tout juste introduit son communisme dans la musique, putain il a tout sali avec son homme préhistorique. Vous vous rendez compte « A Foggy Day «, tout pourri par des bruits de klaxon et des sirènes, rien que pour nous emmerder nous, parce que les frères Gershwin étaient blancs, faut pas me la compter, Mademoiselle Rabbitflight... Mal Waldron, il n’a jamais acheté un Stinwee, c’est pas peu dire... «

Cassie Rabbitflight ouvrit les yeux à l’instant, elle avait entendu ces mots : " Mal Waldron" que le vieux Pace avait gueulé avec haine, ça l’avait fait sursauter.
« Qu’est ce que je fous sur ce lit ? «
- Vous pourriez m’approcher la boite de cuberdons, Mademoiselle, s’il vous plait ?

La jeune femme rousse s’est frotté les yeux dans ses poings, s’est assise sur le lit, a bâillé, et a replacé quelques unes de ses mèches qui s’échappaient en tous sens.
- Ah oui : les cuberdons. Vous étiez en train de me parler d’une femme qui s’appelait Nica, je crois, et d’une autre qui s’appelait Vivian et qui prenait des photos ?

Charlie Pace fit une grimace :
- Non, je vous parlais de Jo McCarthy, c’est autrement plus important. Pannonnica et Vivian c'était l'année d'avant.

tombe de McCarthy

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12 février 2014

14 LA PHOTOGRAPHE ET LA BARONNE...

Elles entrèrent presqu’ en même temps dans le Hall et se bousculèrent en se heurtant de l’épaule, alors que la porte aurait permis à dix jeunes femmes pas plus épaisses qu’elles de se présenter de front sans souci, et cela les fit rire d’une espèce de fou rire nerveux et incontrôlable.

Peut être était ce le printemps qui provoquait cela, l’on n’aurait changé d’endroit pour rien au monde, que l’on se sentait plus heureux et gais à Manhattan à cette époque qu’à n’importe quelle autre place réputée au même instant, y compris sous les cerisiers japonais en fleurs.

Maman avait siffloté en sirotant son thé, à l’aube, en écoutant Les Baxter et son vulgaire exotisme à la radio.

Moi même je m’étais rendu joyeusement sur la 57e Rue, j’avais, pendant mon trajet au pied des buildings, observé  un instant le manège des voitures rondouillardes, colorées comme des bonbons, ces klaxonneuses vrombissantes et fumantes, avant de pénétrer dans le Stinwee Hall, et de flatter de la main le Picasso Art Piano, auquel je m’étais tellement habitué que je regrettais déjà l’idée qu’il ne serait pas éternellement ici,  mais qu’un autre, décoré d'une façon différente , le remplacerait l’année prochaine.
- Tu vas me manquer, vieux piano de Picasso....

Je n’attendis pas que le Capitaine Alec Franklyn Jolyon, mon supérieur, me donne l’ordre de tomber la veste, il faisait déjà suffisamment chaud pour que j’y pense moi-même.
Je ne montai pas le saluer car j’étais un peu en retard, j’avais flâné sur les trottoirs et je craignais ses remarques patronales.

Il m’aurait encore taxé de communisme et cela me déplaisait.

Ou bien il m’aurait fait un vague signe tout en répondant au téléphone.

Ou encore il serait trop absorbé par son magnifique réseau ferroviaire miniature, le feutre planté sur le crâne...

Et c’est là que la première jeune femme fit son apparition, dans l’entrée.

Elle avait une allure désuette, vêtue d’une petite robe sage de coton bien fraîche beige, coiffée d’un chapeau de soleil rond et blanc, de paille finement tressée. Elle tenait sur sa poitrine un appareil photo de forme cubique, noir, massif, dont le viseur était sur le dessus, et qui  était orné de la marque « Rolleiflex « en petites lettres argentées. Une courroie de cuir était passée autour du cou fin et blanc de la dame, ce qui lui permettait d’éviter que son appareil coûteux ne tombe au sol par accident.

Elle avait des cheveux coupés courts, un grand nez un peu épais, une bouche sèche et des yeux mélancoliques. On aurait dit une nonne en civil ou une cheftaine scoute.

A l’instant même où elle passait l’entrée du Stinwee Hall, voici qu’une tornade brune fit de même, la bousculant.
- Ah ah ah ! désolée, pourtant je suis encore à jeun...., dit la seconde jeune femme, aux grands yeux noirs pétillants, un sourire à vous fendre un visage en deux, de longs cheveux libres et sombres sur les épaules. Elle portait une veste légère en imprimé léopard. Je remarquai son élégance un peu tapageuse et ses escarpins de prix.

Leurs éclats de rire résonnèrent dans le Hall.

La seconde arrivée recula de deux pas et tendit une main énergique à la photographe :
- Nica.
La première accepta cette main tendue. Je remarquai qu’elle avait une main large et épaisse.
Veste-léopard jeta un oeil sur le Rolleiflex et ajouta d’une voix timide :
- Et vous, je suppose que c’est « Nikon «, ah ah ah ah !
La jeune femme au chapeau de paille blanc baissa les yeux :
- C’est un Rolleiflex Automat, il est tout neuf, c’est quasiment leur dernier modèle. Il m’a coûté très cher, c’est un appareil de professionnel...
- Et vous vous appelez ?
- Vivian Maier...

Je m’approchai :
- Que puis-je pour vous, Mesdames ?
- Vous êtes nouveau ici, jeune homme, dit la dénommée Nica. Je connais bien Alec.... Pouvez-vous aller me le chercher et lui dire que Pannonica voudrait lui parler « piano» ?
- A votre service.
Je me tournai vers la photographe au chapeau blanc :
- Et vous, Madame ?
Elle rougit :
- Je voulais juste l’autorisation de photographier ce piano décoré, je l’ai remarqué dans la vitrine en passant...
- Comment vous appelle-t-on, jeune homme ? demanda Pannonica ....
- Charlie Pace, pour vous servir...
Elle me tapota familièrement le nez :
- Vous m’avez l’air bien futé, Monsieur Charlie Pace, vous irez loin... N’est ce pas qu’il ira loin, Vivian ? Vous me le prendrez en photo aussi, sur le trottoir, devant le Stinwee Hall, ça lui fera un souvenir...
Vivian Maier baissa son grand nez et soupira doucement.

Je me suis dit que le Rollefleix était un appareil photo qui convenait bien aux photographes timides, car ils gardaient les yeux baissés sur le viseur carré de l’appareil, sans avoir besoin de diriger leur regard vers leurs modèles humains.

Evidemment le Capitaine Alec Franklyn Jolyon avait tout entendu et était déjà en train de descendre les escaliers de marbre depuis le premier étage.
 
- Tu étais encore en train de jouer au petit train ? Demanda en riant Nica.
- Devine ! s’exclama Alec. Dis donc, Charlie Pace, on s’est permis un petit retard ce matin ?
- Fiche la paix aux jeunes, le coupa Pannonica. Tu seras six pieds sous terre que ce petit continuera à placer des Stinwee.
- Les jeunes, dit Alec, ils sont vite fait embrigadés par les bolchéviques des syndicats si on n’y prend pas garde. Ils sont influençables. Tu as vu en ce moment tout ce que déterre Mc Carthy, à la télé, Nica ?
- La télé ne m’intéresse plus, dit-elle. Bird est mort en regardant ma télé.
- Je sais je sais, répondit Alec Franklyn Jolyon d’un ton funèbre.
- Faut supporter ces choses-là, commenta Pannonica à l’adresse de Vivian Maier. Rendez-vous  compte, Vivian, vous avez en face de vous la femme chez qui est venu mourir le plus grand saxo que la terre ait porté.

Ayant remarqué mon air incrédule, Alec entreprit de m’expliquer :
- Me dis pas que tu ne connais pas Charlie Parker, dit-il...
- Oui bien sûr, je le connais...
- Bon, il est mort l’année dernière chez Nica.
- Ben oui, j’étais à l’Hotel Stanhope, dans la Cinquième, et du coup j’ai du foutre le camp, la direction m’a privée de ma suite. Ca la foutait mal, comprenez-vous, Charlie, que Bird meure chez eux... La clientèle n’a pas apprécié... Vous savez ça a fait des ragots et ça en fait encore...
- Je crois me souvenir un peu, dis-je, c’était pas en mars ou avril de l’année dernière ?  
- En mars, confirma Pannonica.
Je reculai de trois mètres pour la voir en entier.
Vivian Maier, la photographe et Alec nous regardaient.
- Ah c’est donc vous l'héritière Rotschild dont tout Manhattan parlait à propos de la mort de Charlie Parker ?
- Oui, dit-elle, on m’en parle encore tout le temps... Héritière Rotschild, c'est un bien grand mot... C’était un samedi du mois de mars de l’année dernière. Et du coup j’ai été obligée de quitter cette foutue suite. Ca faisait des années qu’ils en avaient marre de tous ces foutus nègres bourrés et drogués qui venaient faire le ramdam chez moi, ah ah ah ah !

Il y eut un silence. Le soleil colorait tout en jaune et or jusqu’à la moitié du Hall. Le Art Piano de Picasso était tellement brillant qu’on n’en voyait plus la déco.
- Prenez donc votre photo, proposa gentiment le Capitaine Jolyon à la timide Vivian Maier.
- Ah merci, dit-elle d’une voix sombre.
Elle fit quelques pas en arrière, tourna une petite mollette de son appareil, cadra soigneusement et prit sa photo.
Nica, qui avait regardé par dessus son épaule :
- On voit l’image à l’envers dans le viseur...
Elle ajouta :
- Je vous invite au Donald’s Diner. C'est à deux pas d'ici... J’ai faim. Je n’ai pas pris de petit-déjeuner. Vous n’avez pas faim ? J’ai soif, aussi...
Alec avait gardé son chapeau sur la tête, il était en bras de chemise :
- Non, je reste ici. Tu voulais me parler, Nica ?
- Oui je vais t’amener Monk pour choisir un Stinwee, Alec. Je suis à l’Hôtel Bolivar, leur piano est pourri. Sphere ne l’aime pas. Il en veut un de chez vous à la place.
Alec sourit :
- Monk ? Ce pianiste au prénom impossible ? Tu le connais ?
- Pourquoi je connaîtrais pas Monk ? répondit Pannonica, je serais bien la seule. Monk et moi sommes amis depuis Paris, et je suis amie aussi avec Nelly, sa femme. Il va écrire un morceau pour moi sur votre foutu prochain piano si je m’en occupe rapidement. Je ne sais pas si c'est une promesse en l'air mais ça serait bien la première fois qu'un foutu jazzman de New York écrirait une chanson pour moi !

Nica et Vivian photo piano


- C’est quoi son « prénom impossible « ?, ai-je demandé.
- Thelonious, répondit Alec.
Je sifflai d’admiration.
- C’est son vrai prénom, à votre ami, Madame ?
- Oui, dit Nica. Et son second prénom c’est Sphere...
- Sphere ? Comme une Sphère ?

- Bon alors on y va au Donald’s ? Vous venez Vivian, vous venez, Charlie ? Je t’enlève ton employé, Alec, je te le ramène tout à l’heure. 

Le printemps, dans la rue bruyante, nous entiédit, alors que nous marchions sur le trottoir.
Toujours cette bonne humeur qui flottait par toutes les rues de Manhattan.

2 février 2014

13 UN PIANO, DEUX GARS, DETROIT.

Vous savez, Clarence Baker, le patron du Keyboard Lounge de Détroit, est mort très âgé, il y a seulement 10 ans... Il avait 93 ans... Il avait convaincu ses parents de faire de leur restau un piano bar, au début des années 40... C’est Pat Flowers qui s’y est collé pour mettre l’ambiance... Putain de pianiste, Pat Flowers, le fils spirituel de Fats Waller... Le meilleur pianiste stride né à Détroit... Va donc voir sur Youtube écouter des vieux disques de Pat Flowers...  Il chantait comme un dieu en plus... Donc Pat Flowers, pendant des années, a fait la joie des clients presque tous les soirs au Baker’s Keyboard Lounge, il alternait avec des musiciens de passage... Le proprio, Clarence, avait fait rénover la déco du restau, il avait fait installer un immense comptoir de bar courbe à look de clavier Art Déco, avec ces grosses touches noires et blanches luisantes, qui est devenu célèbre dans tous les Etats Unis, et aussi avait fait carreler le plafond en pierre italienne noire, pour améliorer l’accoustique.. Et puis ces miroirs inclinés un peu partout, qui permettent de voir les mains des pianistes en train de  jouer..... Vous connaissez  Liberace ? Un jour, de passage à Détroit et donc faisant un arrêt obligé chez Clarence Baker,  il a vu le bar/clavier géant du Keyboard Lounge, et bien il a exigé sitôt rentré en Californie qu’on lui creuse une piscine en forme de piano chez lui à Beverly Hills !    Il y avait aussi des toiles de paysages, pour orner les murs ... Afin de garder l’intimité du club, Clarence Baker a décidé qu’il n’y aurait jamais plus de 99 places assises.  Quand il a commencé à faire venir des musiciens extérieurs à Detroit, en plus de Pat Flowers, le pianiste maison, au milieu des années cinquante, parce que les affaires marchaient de mieux en mieux, il a tout de suite pensé à Art Tatum... Mais pour Art il fallait un piano de qualité supérieure  :  ça vous explique pourquoi il l’a envoyé à Manhattan chez nous choisir un instrument dans notre réserve du Stinwee Hall..

Parvenus à Détroit, nous avions assisté sur le quai de gare à l’installation du piano de Tatum à  l’arrière d’un « flatty « Ford, rouge comme un camion de pompier. Ce fut transfusé depuis le wagon de marchandises du train avec mille précautions, comme si le Stinwee était un gros bébé de bois.
Par économie, Clarence Baker avait refusé que ça soit une compagnie de transports qui lui amène le piano au Keyboard Lounge et avait envoyé à notre rencontre deux costauds se charger de l’instrument à la Gare de Détroit. Les deux gars en ont bien bavé, ils ont fixé très solidement le piano avec des courroies sur la plate forme de leur petit camion, et prié le dieu des déménageurs pour que la route du retour reste bien plate et bien régulière et qu’il n’arrive pas d’accident.
Augustin m’a dit :
- Je vais avoir un sacré boulot pour réaccorder... Ca va me prendre au moins quatre heures...
L’un d’eux était resté à l’arrière à côté du piano et picolait tranquillement, en plein air, il tétait une petite bouteille de Bourbon toute plate.
L’autre conduisait, et nous avons fait route, Augustin et moi,  dans la cabine, à côté de lui.
Nous avons traversé l’Avenue du Michigan, suivi longuement la quatre voies William Fisher, qui traversait des paysages industriels, l’interminable avenue John C. Lodge, au décor déjà un peu plus intimiste, avec toutes ces petites maisons à palissades parmi ces arbres verdoyants sur notre droite, et cela nous conduisit, en prenant à droite après cet infini trajet,  directement sur l’Avenue Livernois très animée et très sympathique, une petite avenue de proximité, qui avait l’allure d’une très longue main street de village, jouxtée de pavillons pour Américains moyens. On voyait des gamins courir sur le trottoir, des mères de famille s’éventer dans les petits jardins.
Le Club se trouvait juste avant le croisement entre l’Avenue Livernois et la Eight Miles Road.
On l’aurait cru cerné par des stations services...Tout autour c’était très animé, un quartier sympa, avec des allées et venues permanentes, de jour comme de nuit.
A deux pas, de l’autre côté de l’avenue, il y avait le grand bâtiment des Postes.
A l’époque où tout cela s’est déroulé, c’était pas comme aujourd’hui, il parait que c’est un peu la zone autour du Lounge désormais, qu’il y a plein de terrains vagues, que les gens désertent les trottoirs, par crainte des agressions et parce que plus personne n’a le goût de s’y promener, que les petits magasins et les petites entreprises ferment tour à tour. Il parait que ça devient un endroit cauchemardesque.
C’est Detroit, en fait, une ville que l’on a envie de fuir depuis que le chômage y a fait ses ravages.
Si les Communistes n’avaient pas oeuvré à la destruction des entreprises, à la perte des emplois, en mettant tout à feu et à sang, Détroit et l’Amérique n’en seraient pas là. Or au temps où j’ai débutté au Stinwee Hall, les Communistes étaient déjà en train de fomenter leurs complots, malgré les efforts de Mc Carthy pour les réduire au silence et à l’impuissance.

A la grande époque de l’après guerre, Baker’s Keyboard Lounge était un petit coin merveilleux, j’ai un souvenir nostalgique de l’ambiance de fête qui régnait en cet endroit, dans la banlieue Nord Est de Détroit.

Le petit camion Ford rouge se gara sur le côté, nous descendîmes et j’eus ma première vision de l’établissement.
C’était un batiment tout en longueur, en briques apparentes, grises à jointures noires, avec comme enseigne le dessus d’un piano à queue, et au dessus de l’entrée il y avait un auvent qui imitait celui des boîtes de jazz de la 42e rue de New York.
Pendant que les deux gars se demmerdaient  suant sang et eau pour descendre le Stinwee du petit camion, un gros type à rouflaquettes poivre et sel, aux joues rondes et rouges, à l’oeil  jovial, vint nous saluer. C’était Clarence Baker himself, the boss.
Il était tout content de voir le piano choisi par Art se pointer et être livré en temps et heure et dans de bonnes conditions.
- Ah vous voilà les gars, on va pouvoir boire un coup, Arthur a choisi son piano, il va arriver ce soir, ce cher Art...
Et il nous a étreints tous les deux comme si nous étions de vieux amis à lui, il était si colossal qu’il  nous a coupé le souffle en nous embrassant.
- Vous devez être les gars de chez Stinwee ?
Il nous montra un noir à l’allure élégante qui l’avait suivi au dehors, sur ce trottoir, pour voir ce qui se passait...
- Je vous présente Mr Barksdale, il joue avec Tatum...
- Je fais la guitare, dit le type noir.
Je ne le connaissais pas, mais il avait l’air d’avoir sa réputation parmi les musiciens de jazz, comme je le vérifiai ultérieurement.
Puis un petit homme à moustache fine se pointa.
- Leroy Stewart, dit il en nous serrant la main. Contrebassiste...
Sur le coup je ne fis guère attention mais plus tard j’ai su qu’il s’agissait du fameux « Slam» Stewart, le bassiste génial dont Jack Kerouac himself aurait parlé dans ses livres, celui qui savait octaver à la voix ses propres soli de basse, celui qui aurait inventé un peu plus tard un langage inédit avec Slim Gaillard, son copain guitariste.
Mais à cette époque où je débutais au Stinwee Hall de Manhattan, je n’y connaissais que dalle en jazz. J’ai vu passer sous mon nez des pedigree que ça vous rendrait malade, mais moi je n’avais aucune conscience de leur importance ni de leur notoriété.
Attendez : plus tard, avant de mourir dans les années 80, Leroy a été prof de fac à New York, avec sa contrebasse, pour vous dire comment il était balaise.
A l’intérieur du Keyboard Lounge, c’était tout en longueur, le bar avec son clavier géant d’un côté, et à l’autre bout la petite scène avec le piano.
Clarence Baker nous a arrosés sauvagement sur le compte de la maison,  pendant qu’Augustin s’escrimait à réaccorder le Stinwee. Il y a quelque chose de crispant à entendre pendant des heures un type taper la même note et la faire bouger en serrant une clé, provoquant une sorte de glissando énervant.
Puis passer à la suivante et revenir à la première pour comparer, puis faire une gamme ascendante à toute vitesse, puis descendante à la même vitesse...
Vers huit heures, Baker nous a servi un lunch dans un des petits boxes. Des oeufs, de la salade, des croûtons de pain, du vin blanc.
Art est arrivé, il s’est fait offrir le premier whisky double d’une série qui le mènerait au petit matin, nous a reconnus quand nous lui avons parlé et serrés dans ses bras.
Cette fois-ci ni Géraldine, sa femme, ni Nancy, sa belle soeur, ne l’accompagnaient.
Il a mangé une omelette sur le pouce dans un coin en bavardant avec ses deux acolytes, alors que les premiers clients du soir s’installaient, le regardant dévotement du coin de l’oeil.
Art était le roi partout où il jouait.
Puis les trois mecs se sont installés pour jouer et c’est parti. La salle était pleine, des gens assis dans les boxes, des gens assis au bar, des gens debout.
Les serveuses noires allaient et venaient et nous savions, Augustin et moi , que nous allions reprendre le train dans la nuit, qu’un taxi viendrait nous chercher au dehors, juste à niveau de l' auvent de l’entrée, alors qu’Art n’aurait pas fini d’éblouir tout le monde avec sa pyrotechnie sonore, soutenu et grandement secondé par ses deux génies de la complicité jazzistique qu’étaient Everett Barksdale et Slam Stewart, les claquements de doigts des connaisseurs, qui gémissaient même parfois de plaisir comme une femme pendant l’amour quand c’est bien chaud et bien complice, les sifflets d’approbation et les cris d’enthousiasme.
Tu es un peu abruti par l’alcool, tu vois les doigts de Tatum qui semblent être quarante petits nains sautillant sur les noires, sur les blanches, et puis tu vois les doigts de Stewart qui raclent les quatre cordes épaisses de sa contrebasse, et puis tu vois les frôlements de Barksdale sur les six cordes fines de sa guitare, sa bouille souriante, tu te sens léger comme sur un nuage, la vie est belle, le Stinwee semble combler Art Tatum, Augustin est très content de son accordage. Notre piano sonne terriblement fort, les notes résonnent aux quatre murs.
Et nous consultons nos montres pour guetter l’heure du taxi et du train de nuit.

A l’heure où il klaxonna dans la rue noire, au dehors, pour nous avertir qu'il nous attendait, j’ai entendu un client chuchoter, pendant un silence du trio, que le boxeur Ray Sugar Robinson tenait une boîte de jazz dans Détroit, et j’ai entendu ses compagnons parler d’un jeune trompettiste qui y jouait en cet instant et qui s’appelait Miles Davis. La boite s’appelait quelque chose comme « l’Oiseau Bleu «...
Or il se trouve que notre taxi nous a amené ce jeune homme, il avait fini son set avec un groupe et quand il est entré, il a fait du bruit parce qu’il était complètement parti, certainement à cause de l’héroïne. Dehors il devait s’être mis à pleuvoir car il était tout mouillé, il avait un imper tout chargé d’eau, et à un moment l’un des pans de l’imper s’est soulevé et tout le monde a vu qu’il y planquait sa trompette.
Plus tard j’ai su qu’une compagnie de taxis avait eu un appel pour prendre Miles Davis au Bluebird et l’amener au Keyboard Lounge et que cette même compagnie avait été appelée par Clarence Baker pour nous prendre chez lui et nous reconduire à la gare, et qu’un chauffeur avait donc été chargé de combiner les deux courses.
Miles Davis avait un visage étonnamment antique, on aurait dit le visage d’une statue grecque peinte en noir, je n’oublierai jamais son regard perçant, ces deux pics sombres sur ces lacs blancs, il souriait un peu naïvement et marmonnait des phrases de philo à deux balles d’une voix grave et monocorde.
Il a traversé le Lounge en titubant un peu, il s’est arrêté devant Clarence Baker, et lui a dit :
- Je veux jouer un truc avec Tatum. C’est pas tous les jours. Au Bluebird, j’ai Flanagan, mais Flanagan, ça n’est pas Tatum, même si Flanagan est Flanagan. Je veux jouer un truc avec Tatum.
Le pianiste s’est retourné, il était en train de faire des étincelles sur « Sweet Georgia Brown «, et la rumeur qui planait autour de l’arrivée de Miles l’a alerté.
N’y voyant rien, il a tout à coup interrompu le morceau, ce qui a provoqué un silence froid et soudain dans tout l’établissement, et il a demandé à ses deux comparses :
- Qu’est ce qu’il y a ?
- C’est Miles, a dit Slam .
- Le voilà qui rapplique, a ajouté Everett le guitariste.
- Est ce qu’il a sa trompette ? a demandé Art Tatum.
- Oui, je l’ai prise, je veux jouer « My funny Valentine « avec toi, Art. Avec toi et Everett et Slam. « My funny Valentine «.
A peine avait-il dit le titre que toute la salle applaudissait à l’avance.
- On va le faire autrement mieux que ce petit pédé de Baker, ajouta Miles méchamment.
Miles tenait à peine sur ses pattes, il était mouillé comme Noé après le déluge, mais quand il posa ses lèvres sur son embouchure une magie s’empara du lieu.
Les autres lui firent un écrin, un tapis de sons voluptueux pour que les notes claires et précises de la trompette puissent atteindre les nuages.
Moi j’étais au bar avec Augustin.
- Putain ce piano je l’ai bien réglé, me dit mon collègue .
La grosse bouille de Clarence Baker se glissa entre Augustin et moi :
- Les gars, le taxi vous attend. Vous voulez que je vous prête un parapluie ? Ca tombe !
Je jetai un dernier coup d’oeil à Miles Davis qui faisait scintiller sa trompette dans les miroirs inclinés des murs, je me dis :
- Putain de belle musique, ça vaut Ravel, ça vaut Debussy.
- Dis donc il en tient une sacrée, ce Davis, me glissa à l’oreille Augustin en m’entrainant vers la porte de sortie.
- Salut les gars, merci pour tout, dit Clarence Baker.

Dehors il faisait nuit, la pluie nous gifla, nous nous jetâmes à l’arrière du taxi. L’avenue noire était éclairée par des lampadaires jaunes. Je me dis, en m’asseyant sur le siège de cuir de la voiture, que ce serait peut être la dernière fois que j’y aurais mis les pieds. Tandis que nous nous éloignions, je me retournai pour distinguer l’enseigne en forme de piano du Baker’s Keyboard Lounge, qui devenait toute petite seconde après seconde

baker s keyboard lounge

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27 janvier 2014

12 TRAINS ET TRAIN.

                                                                                                                                     Après trois jours de tractations, des dizaines de coups de fil, quelques longues réunions dans son bureau en compagnie de messieurs élégants et sérieux, Alec Franklyn Jolyon, mon chef du Stinwee Hall, nous annonça bruyamment :
- Ayé, tout est prêt, les gars vous partez demain et vous veillerez sur ce foutu piano comme sur la prunelle de vos yeux. Venez donc voir un peu ce qui va se passer  !

Il avait remis son feutre gris, m’avait une fois de plus engueulé parce que j’oubliais toujours de me mettre en bras de chemise. ( « Ca fait fainéant, la veste, ça fait feignasse. Chez Stinwee on est des bosseurs, pas des saloperies de syndiqués communistes, mais des bosseurs, des vrais de vrais. « ).

- John Stinwee sera content de toi, Charlie Pace. Ca ne fait pas longtemps que tu es ici avec nous, que tu es un mec du Hall de Manhattan, mais John Stinwee bien sûr le sait déjà, que tu fais l’affaire. Sam Tyrone le tient au courant, moi je tiens Sam Tyrone au courant de tout et Tyrone rapporte tout à Stinwee himself. Tyrone, je lui ai dit qu’il avait eu du nez, Charlie. Tu feras ton chemin chez Stinwee, tu as déjà fait un joli parcours. Te voici sur le point d’accompagner un instrument jusqu’à l’endroit où on va l’écouter. Jusque l’endroit où l’immense Art Tatum va poser ses mains magiques sur notre merveilleux clavier, le meilleur clavier du monde.

Augustin se tenait près de moi, il avait pris l’habitude de planquer sa main aux trois doigts manquants dans une poche de son pantalon. Il la sortait pour travailler, pour accorder un piano, mais la plupart du temps il la cachait, comme s’il fallait avoir honte de ses moignons. Ses moignons témoignant de son héroïsme à Omaha Beach.

L’éternelle blague, c’était de dire à Augustin qu’il lui resterait le « Concerto pour la main gauche « comme répertoire de prestige,  sauf que c’était à la main gauche qu’il lui manquait ces trois doigts. Cette vieille blague aura duré toute une vie d’accordeur. Plus tard, il ferait les cornes du diable pour amuser les musiciens de Metal qui passaient par là, vu qu’il n’avait plus le pouce et les deux doigts du mileu.

Nous sommes montés tous trois au bureau du Capitaine. Il fallait toujours faire attention de ne pas glisser sur le marbre des marches qui y menaient. J’avais déjà pris l’habitude de jeter un regard respectueux quotidien au Art Piano de Picasso, dans la grande vitrine qui donnait sur la 57e Avenue, cela me faisait un rituel d’entrée dans le Hall, le matin. Je m’étais senti un début d’affection et d’estime pour cette déco, par familiarité.
Cependant ma répulsion pour l’art abstrait, surtout pour l’art américain des expressionnistes ( le gang à Pollock ) resterait intacte et le sera jusqu’à mon dernier souffle.
Je me fais fort de démontrer que ces formes et ces couleurs,  qui ne représentent rien, procèdent d’un charlatanisme éhonté. Je songe parfois à écrire un livre sur le sujet, malgré mon âge avancé, et à organiser un cycle de conférences et de débats dans les universités afin de régler une fois pour toutes leur compte à ces produits, témoins des mutiples tentatives d’implantation du communisme dans nos Etats d’Amérique. Quand on pense que Jeff Koons a  complètement dégradé les jardins de ce vieux roi Louis XIV avec la bénédiction du Parti Communiste français...
 
Arrivés dans le bureau, un regard au Paul Klee du mur du fond, derrière le grand meuble de marbre et de bois marqueté, un autre regard pour la planche de bd crayonnée par le belge Hergé.
A l’époque je m’étais posé la question : est ce que Sophie P., la peintre dont une toile décorait l’un des murs du Donald’s Diner, connaissait personnellement le dessinateur de Tintin et Milou, étant tous deux artistes de Belgique ? ( Ce pays d'Europe est si minuscule que tout le monde doit se connaître ).

- Bon les gars : on va monter voir mon circuit ferroviaire.

Alec Franklyn Jolyon nous a précédés dans un petit escalier derrière une porte qui donnait sur son bureau et nous avons débouché dans une sorte de vaste grenier, qui occupait une grande surface sous le toit de l’immeuble du Stinwee Hall.

Nous avons été accueillis par les entrelacs de kilomètres de rails miniatures, on aurait dit des noeuds de vipères, des rails qui couraient tout autour de la pièce, qui se croisaient, s’entrecroisaient, qui montaient sur des ponts métalliques, qui disparaissaient sous des tunnels très réalistes, le tout saupoudré de panneaux de signalisation, de feux de toutes couleurs qui clignotaient, les centaines de voies parcourues par des dizaines de trains miniatures, évidemment tous de chez Dionel, la marque royale, la marque préférée de mon chef. Des gares étaient disposées ça et là . Les multiples voies ferrées se trouvaient à hauteur de tables, de nombreuses tables disposées tout autour de la pièce. Les trains faisaient un tintamarre du diable, ils glissaient sur les rails en tous sens, sans jamais se heurter, certaines locos faisaient de la fumée.
Nos yeux étaient sollicités par mille évènements, en toutes directions, à peine posions-nous un oeil sur un train que nous étions en train d’en suivre un autre.

- Alors, ça t'épate, Charlie Pace ?
Augustin était déjà venu ici, depuis le temps qu’il travaillait au Stinwee Hall. Moi j’avoue que je fus très impressionné par cette installation quand je la découvris, ce devait être une des plus complètes, des plus immenses et des plus complexes de New York.

- Approchez un peu, les garçons, nous dit Alec Franklyn Jolyon.
Il nous montra, perdu dans les reproductions de rues,  un bâtiment que je reconnus aussitôt : c’était une maquette du Grand Central Terminal de New York, au croisement de Park Avenue et de la 42e rue. Le quartier était très bien reproduit, avec plein de petits détails réalistes. Des petits passants de plomb parcouraient rues et trottoirs autour de cette gare.  
- Vous avez une place dans l’Empire State Express.
Sur une voie qui passait devant la gare de New York, il y avait un train composé d’une loco et de sept wagons, dont un de marchandises. La loco était à vapeur, mais elle avait un look design moderne qui lui donnait l’allure d’une fusée posée à l’horizontale, de deux couleurs, argent et noir.
- Je suppose que vous ignorez que ce train est carrossé par la Budd Company et qu’il a été dessiné par le génial Dreyfuss ? Avez-vous déjà vu plus jolie loco que cette magnifique Hudson ?
Alec resta plongé dans la contemplation admirative de son installation.
-  New York/Detroit,  par Buffalo.
Il réfléchit encore un instant :
- Vous vous laisserez porter, les garçons, tout est prévu, organisé, on viendra vous chercher, on vous préviendra à chaque manoeuvre, à chaque station, à chaque changement,  vos tables sont réservées pour le déjeuner, vous avez une ardoise illimitée au wagon-bar. Vous n’aurez rien d’autre à faire que de voyager et admirer les paysages. Votre terminus sera le Baker’s Keyboard Lounge sur Livernois Avenue, à Detroit, où vous serez déposés en camion,  et vous ne prendrez le chemin du retour qu’après avoir vu Art Tatum jouer sur notre piano, dans ce club. Voilà votre mission.

Le lendemain, un taxi nous déposa, équipés de nos valises

grand central

, Augustin et moi, au Grand Central Terminal :  il me reste cette vision de mon ami et moi-même perdus dans l’océan de la foule qui sillonnait en tous sens la Salle Principale des Pas Perdus, immobiles tous deux, attendant l’heure de notre train près du kiosque de la pendule à quatre faces qui ressemblait au casque d’un scaphandre géant.

22 janvier 2014

11 DES CROUTES, DES TACHES ET DES GOUTTES....

- En fait, Mademoiselle Rabbitflight, je vous ai dit que j'ai toujours ignoré qui était " Sophie P. ", la femme qui avait peint le tableau du Donald's Diner, celui qui montrait une danseuse en train de lacer ses pointes, mais pour dire la vérité,  je l’ai un peu vue et un peu connue.

Simplement je voudrais que vous n’en parliez pas dans votre magazine... Donc vous laisserez la phrase par laquelle je vous ai signifié le contraire, ok ?


Elle y tient, elle ne veut pas que je parle d’elle et encore moins pour un article de magazine.
Après tout vos lecteurs s’en foutent de Sophie P., ce qui compte pour eux, c’est de lire des trucs sur Art Tatum ou Glenn Gould ou Liberace, ou John Lennon...

Sophie P. a toujours voulu rester discrète, ce qui peut sembler paradoxal pour une artiste-peintre, car être artiste-peintre, c’est avoir un certain sens de l’exhibitionnisme, mais dans son cas cela était paradoxal. Elle pouvait montrer ses toiles mais en même temps rester secrète, pour ne pas dire : modeste.

Tatum a repris le train pour Détroit, après avoir choisi l’instrument chez nous, sa femme Geraldine et sa belle soeur Nancy étaient avec lui.

Pour la livraison du piano proprement dite, il faudrait attendre deux ou trois jours afin que tous les papiers soient en règle, que les conditions de transport par train soient établies...
Il y aurait des réunions avec les assureurs, ceux de chez Stinwee, ceux de la compagnie ferroviaire, il y aurait l’avocat de chez Stinwee, l’avocat de la compagnie ferroviaire principale, ceux des compagnies ferroviaires intermédiaires,  et aussi celui de Clarence Baker, le boss du Lounge, mais aussi l’assureur de Clarence Baker et même celui de Tatum. Il faudrait aussi trouver un représentant de la compagnie de transports routiers, celle qui assurera le trajet du Stinwee entre la gare de Détroit et le Club.
 Le Capitaine Alec Franklyn Jolyon était de corvée pour toutes démarches.
Tout cela serait bien compliqué, et  lorsque les papiers seraient enfin signés, que tout le monde serait d’accord, que l’on aurait trinqué au Champagne, il y aurait l'aspect technique et pratique du transport d'un instrument délicat de grand prix, sur des centaines de kilomètres...

- Vous ne me proposez pas de cuberdon ? je suis capable d’en avaler des dizaines et des dizaines, savez-vous ?

- Alors pendant que le Capitaine passait toutes ces heures avec les hommes de loi et les assureurs, nous trainions un peu dans le Hall, Augustin l’accordeur et moi, nous étions dans l’attente,  excités par notre mission, qui nous ferait voyager jusqu’au Michigan.

Nous allions attendre aussi au Donald’s Diner, pas très loin de l’avenue.

Nous avions fait plus ample connaissance.
Lui était mon ainé d’une vingtaine d’années, il avait fait la guerre dix ans auparavant.

Augustin avait participé au débarquement de Normandie,  y avait laissé trois doigts, ce qui fait qu’il n’avait pu reprendre au retour, les études musicales qu’il avait entamées avant le conflit mondial et s’était reconverti dans l’accordage et l’entretien des pianos, histoire de rester fréquenter cet univers.

« J’ai posé le pied le second de tous les milliers de soldats,  sur le sable d’Omaha Beach, juste après mon copain Reeves Mc Cullers ... Il était marié à une femme, une sudiste je crois, qui écrit des livres, et plus tard il recevait de longues lettres d’elle et lui en écrivait aussi de très longues. Reeves a également écrit quelques lettres pour moi après le débarquement,  car je ne pouvais plus utiliser ma main fraichement mutilée. Il venait me voir de temps en temps à l’hopital de campagne... Je me demande ce que ce type est devenu, je crois qu’il vit en France... «

Nous avions ces discussions au comptoir du Donald’s Diner, et Dalton, le serveur,  y participait. Lui-même était survivant du Camp d’Auschwitz, un endroit d’Europe où l’on avait tué des Juifs de façon industrielle pendant la guerre, et il avait toujours une anecdote plutôt lugubre à raconter

krasner_pollock

. Nous étions friands de ses histoires parce qu’elles étaient toujours extraordinaires, à peine croyables. Dalton avait un fort accent polonais. Son prénom d’origine était Aaron.

En Amérique sont venus hommes et femmes de toutes les nations blessées.
En Amérique ne doivent jamais pénétrer les Communistes, qui ne sont pas hommes de patries mais diables des idéologies de l’enfer.
En cette époque, Mademoiselle Rabbitflight, en cette époque où des Art Tatum faisaient resplendir les claviers, nous savions bien comment empêcher les Communistes de détruire les Etats-Unis. Mais vous avez constaté que malgré tous ces efforts les Américains n’ont pas sauvé New York de la destruction, que les forces du mal sont parvenues porter feu et fer sur notre territoire.
La guerre ne sera jamais finie, Mademoiselle Rabbitflight.
Ceci n’intéressera pas non plus vos lecteurs amateurs du piano et des histoires du piano.
Mais ceci est pensé et ceci est dit par un Américain.

- Alors comme ça nous étions tranquillement au comptoir, il y avait Augustin, il y avait Dalton, et puis moi et nous parlions de la guerre mais aussi des Communistes et de Mc Carthy, qui leur donnait du fil à retordre. Nous parlions aussi des pianos Sinwee.

Au bout du comptoir il y avait une jeune femme rousse, aux cheveux mi longs, plutôt grande et fine, elle nous écoutait en rêvassant, le nez devant un café, perchée sur son haut tabouret de métal.
Nous la regardions en coin, juste par curiosité.
Dalton a chuchoté :
- C’est Sophie P.
- Hein ? Qui ?
( Il désigna le tableau à la danseuse, derrière lui, où figurait la signature « Sophie P. « )
- Ah ? c’est elle qui....
- Oui. Elle est de Belgique.
- Mais que fait-elle à New York ?
( Il posa l’index sur sa bouche d’un air mystérieux ).
Au même moment il y a eu l’entrée fracassante d’un démon en tee shirt noir tout taché de couleurs diverses, un peintre en bâtiments ?
Il s’était propulsé à l’intérieur du Donald’s et s’était ramassé la gueule sur le sol en hurlant.
- Fuck ! Fuck !
Une femme plutôt agitée, en proie elle aussi à une crise d’hystérie,  le suivait.
J’ai reconnu, en train de sde tortiller au sol, Mr Pollock himself, Jackson Pollock, Monsieur Croûtes de Taches et Gouttes. Je l’avais déjà vu se battre dans la rue, autrefois, et le revoici pénétrant à nouveau mon espace-temps.
En fait je dois vous dire Mademoiselle Rabbitflight, qu’il en était à ses derniers mois de vie, si on pouvait appeler cela une vie. Il trainait son alcoolisme paranoïaque,  parait-il, dans une cabane près d’East Hampton.

La femme qui le suivait c’était la sienne, c’était une russe, Lénore. On disait qu’elle peignait aussi... Ils étaient fin saouls tous deux.
- Qu’est ce t’en a à branler de cette toile, Jack ? Allez viens on est en retard pour le vernissage...
La loque colossale qui serpentait au sol redressa sa grosse tête chauve et grimaçante. De sa paluche épaisse il désignait la toile de Sophie P.
- Cette merde ! Otez-moi cette merde de là !

Il avait du la voir en passant et dans sa folle tête il avait décidé qu’elle était moche et qu’il faudrait l’enlever, voire la détruire.
Il se mêlait de tout ce qui lui passait sous le nez, toujours pour détruire, toujours pour casser ou brûler, c’était Pollock, la fierté de l’Art Contemporain américain. Je vais vous dire :  heureusement que nous avons eu des types comme Hopper pour sauver l’honneur, parce que des Pollock ou plus tard l’autre ska, comment s’appelait-il ? ( il est venu aussi traîner au Stinwee Hall  ), Basquiat, c’est cela : Basquiat, ça faisait la honte à l’Amérique, tous ces descendants d’émigrés qui faisaient de la merde en peinture. Et encore à l’époque que je vous raconte, y’avait pas encore les graffs tout plein les murs ou tout plein les rames de métro. Bien content d’avoir déménagé en Floride, moi. Ne plus voir toute cette bouse fluo comme décor de mon quotidien...

Pollock était debout, il nous dépassait tous, comme une montagne affairée.
Sa femme essayait de le retenir par le tee shirt, elle avait de grosses lunettes, des cheveux courts frisés, sa voie était suraigue :
- Jackson ! Arr-êêêêêê-teueueueueu !
-Toi, la merde au calot blanc, donne moi du ketchup ! je vais t’arranger cette croûte, moi....

La grande jeune femme rousse se planta devant Pollock, sans avoir l’air de le craindre :
- Essaie un peu pour voir !
- Pousse-toi, bonne femme, dit Pollock. C’est pas après toi que j’en ai mais après cet art dégénéré.
Sa femme à lui le tira au dehors.
- Xcusez-le, il va être en retard à son vernissage, m’sieurs dames.

Dalton nous dit :
- Dites donc, il m’a appelé « la merde au calot blanc «, tout de même....
Le couple perturbateur avait disparu.

- Excusez-le, Mademoiselle, dit Dalton à Sophie P.
Elle s’était reperchée sur son haut tabouret et regardait sa toile.
- On peut toujours mieux faire mais de là à dire que c’est de la merde, n’exagérons pas. Il fait quoi, lui ? Il est peintre ?
- C’était Pollock, Jackson Pollock, que j’ai dit à Sophie P. pour l’informer.
- Nous en Belgique on a de quoi en remontrer à pas mal de pays, question peinture, dit d’un air bougon la rouquine.

C’est là que j’ai voulu savoir pourquoi une toile d’elle était accrochée ici, au Donald’s Diner.
Sophie P. eut un sourire mystérieux :
- Chuuuuut, dit elle, je vous le raconterai peut être un jour. C’est compliqué. C’est belge.

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19 janvier 2014

10 UN PIANO POUR DETROIT...

- Venez donc voir, une super loco à vapeur, elle est si belle, si jolie...

Nous sommes revenus tous ensemble, Art avec Gerri et Nancy, Walter Homburger avec Glenn Gould, le Capitaine Alec Franklyn Jolyon et moi, au Stinwee Hall, après nous être goinfrés, sauf Gould, qui n’avait grignoté que quelques biscuits.

Nous devons manger, nous les Américains. Nous devons manger le mieux possible, le plus possible, nous avons cette mission sur le monde à accomplir, nous devons la faire le ventre plein.
Nous devons éliminer le communisme. C’est un anticommunisme radical et serein qui mènera à la création d’un homme nouveau.
Gould, le Canadien, ne sait pas. A quoi sert le Canada ?
Cet alignement improbable de sept personnes, dont deux pianistes d’élite, fendait la foule des trottoirs new yorkais en trois vagues.

J’ai entendu Tatum rôter bruyamment et s’excuser.

La ville était parcourue en tous sens par ses milliers de voitures klaxonnantes, nous étions écrasés, étourdis par les dimensions hypertrophiées des gratte ciels d’affaires qui poussaient comme des champignons à Manhattan en ces années cinquante.

Art Tatum parla à la cantonnade, sur le chemin :
- J’ai entendu chanter un jeune, un tout jeune homme, à la radio,  et bien je peux vous dire qu’il a quelque chose que personne n’a. Je l’ai entendu et cela m’a trotté dans la tête . Ce jeune type s’appelle comme ça : Presley.

Gould et Homburger marchaient juste devant Alec et moi.
- Non, dit Gould.



Je fixais le dos de Glenn Gould. Dans la rue, personne ne le remarquait. Il était vouté comme quand il jouait du piano. Il avait sur lui ses trois couches de gilets, de pulls, sa veste épaisse, une écharpe et sa casquette trop grande. Nous croisions des passants qui jetaient un oeil sur Art mais jamais sur Glenn et Homburger. Il avait dit « Non «, mais à quoi ? Personne ne lui avait posé de question. Peut-être refusait-il « une idée de Presley «. Peut être que Gould était effrayé par le monde en marche, Presley était son cadet de trois ans seulement mais il avait déjà vingt ans d’avance sur lui, le royal pianiste classique. Gould ne pouvait englober la planète et son art, il ne pouvait être la musique, il ne serait jamais qu’un interprète ultra compétent de musiques anciennes et poussièreuses. Tatum approchait de la cinquantaine et il avait deviné que même Gould n’était déjà plus l’avenir, il avait entendu ce Presley, il avait compris que ce serait lui le futur roi.

Alec Franklyn Jolyon, mon chef, gueula joyeusement, à côté de moi  :
- Une super loco à vapeur, je vais vous montrer ça !
Tous se retournèrent sur nous sans savoir quoi dire.
- Une Dionel : j’ai toutes les Dionel.

Nous nous engouffrâmes tous les sept ensemble dans le Hall. La porte d’entrée était assez large pour laisser passer trois camions de front. Gould fit un stop devant le Art Piano de Picasso. Homburger, le petit gnome sévère, l’agent de Glenn, marmonna :
- Tout de même, un Stinwee c’est pas une merde qu’on peinturlure comme ça...
- Il est si moche que ça ? dit Art Tatum.
- Mais non, mais non, clama Nancy, allez viens choisir ton piano, Art.
- Mais oui, mais oui, dit Gerri, la femme de Tatum, il est vraiment moche, ce piano dans la vitrine.

Glenn était en train de descendre les escaliers qui menaient à la réserve, tout en bas, sous le Hall. Mon chef, Alec, se plaignit :
- Ma loco ? Je voulais vous montrer ma loco, je viens de la recevoir de chez Dionel... Ils m’envoient d’office leurs nouveaux modèles.
Mais personne ne l’écoutait car personne n’avait envie de monter admirer un jouet.

Tout le monde se tint en bas. Augustin venait de s’affairer sur le Stinwee que Gould avait abondamment critiqué la veille.
Il avait tiré quelques notes vers le haut, et espérait ainsi avoir récupéré en timbre ce que Glenn avait cru perdre en tapant comme un sourd sur les touches. Augustin l’accordeur savait depuis toujours que ce sont les pianistes qui désaccordent les pianos plutôt que la température ambiante ou les cahots d’un transport. Augustin l’accordeur savait que Glenn Gould était le pire des désaccordeurs de pianos que la terre ait porté pour le malheur de sa profession.
Les accordeurs de pianos voulaient bien réaccorder n’importe quel instrument mais ils n’aimaient pas passer après les virtuoses comme Gould, car ceux-ci ne se contentaient pas de fausser les notes, ils bousillaient les mécaniques d’imperceptible façon.
Un bon, un vrai pianiste, ça ne doit jamais appuyer sur les touches comme s’il s’agissait de simples leviers de machine mécanique : un bon, un vrai pianiste ça fait vivre les touches d’ivoire, ça les caresse, ça les frôle, ça n’appuie pas simplement du doigt pour faire sonner la note voulue.
Cette façon qu’avait Gould de cogner des phalanges exaspérait secrètement Augustin. Gould lui avait déjà proposé de travailler pour lui, de le suivre en tournée, il avait décliné. Glenn nourrissait depuis,  envers lui, un sentiment de rancune qui ne manquait de transparaitre à chacune de ses visites au Stinwee Hall. Augustin était devenu « négligent «, il avait « des trous de mémoire «, il perdait « de son oreille «..
Alec restait sourd à ces critiques :  Augustin était l’un des plus réputés des accordeurs américains, on faisait appel à lui jusqu’à Moscou et Horowitz le faisait régulièrement déranger à ses frais.

Art était assis devant le clavier du Stinwee.

Il se lança dans une de ses pyrotechnies sonores, il envoya partout dans cette vaste cave des notes si lumineuses qu’on aurait cru un volcan en éruption bombardant de petites fusées lumineuses en toutes directions. Le plus étonnant était qu’il ne semblait pas faire d’effort pour jouer tout seul ce qui aurait demandé de la peine à deux pianistes en même temps.

Il joua « I know that you know «, vitesse V.

Glenn rôda un instant derrière Art, il fixa du regard le dos du musicien, finit par s’éclipser tandis que Tatum faisait une pompe dans les graves.

- Sa main gauche est aussi vive que la droite, me chuchota, ravi, Alec à l’oreille.
- Un petit chouillas sur le ré bémol, pensa tout haut Augustin.
- Il est bien, celui-ci, déclara Art Tatum tandis que son dernier accord résonnait.

Il se planta une cigarette dans le bec, Gerri lui tendit un briquet allumé.
- Quelqu’un veut un clope ? Demanda Art en tendant son paquet devant lui.
- Il est bien ce piano, je vais dire à Baker que ça conviendra pour le  Keyboard Lounge, on va le faire transporter là bas. Vous vous en occupez, Mr Jolyon ?

Le Capitaine me regarda, ferma le couvercle du Stinwee et me dit :
- Charlie Pace tu vas accompagner le piano à Détroit et tu veilleras à ce qu’il soit parfaitement installé dans le Club de Mr Tatum. Augustin tu iras aussi.
- OK patron.
Gerri, la femme d’Art, nous dit :
- Bon nous allons prendre un taxi, figurez-vous que le train ne va pas nous attendre...

baker's keyboard lounge

12 janvier 2014

9 VESTI LA GIUBBA....

Cassie Rabbitflight devait à nouveau attendre que le très vieux Charlie Pace se réveille pour poursuivre son interview.

Tandis que pépé ronflait bruyamment, affalé dans son fauteuil, près de la fenêtre de sa chambre claire et sobre du « Resting Miccosukee «, la jeune journaliste rouquine appela avec son portable le rédac’ chef du  « Keyboard’s Board «.

- Kennard ? c’est Cassie... Oui je suis en train... Il dort quelques minutes de temps en temps, il s’endort soudainement, parfois en pleine phrase...

Elle laissa parler Kennard quelques instants avant de répondre :
- Humm il y va doucement, il a longuement parlé de Gould et là il était sur Art Tatum juste avant de s’endormir... Oui je sais : Liberace, Elton John, Lennon... Dès qu’il en aura fini avec Tatum, vous aurez le premier épidose de la série... Et bien je l’aurai rédigé dans la soirée, vous pourrez le sortir aussitôt.

Cassie, portable à l’oreille, tournait autour du vase d’arums, qui lui faisaient songer à des cygnes blancs.
- OK. OK. On fait comme ça. Ciao, Kennard !...
Elle eut une nouvelle pensée sommaire :
- Faim.

« J’ai envie de bouffer... Encore un moment à écouter Pace et dès qu’il se rendormira je foutrai le camp. Je reviendrai demain... Putain il a englouti quasiment toute la boîte de cuberdons... «

vesti la giubba


C’est là que Charlie Pace renifla bruyamment et ouvrit les yeux.
- Ah vous êtes encore là, Mademoiselle Rabbitflight... Je me souviens : Art Tatum... Je vous parlais d’Art Tatum... Voyez : le vieux a encore de la suite dans les idées...

Il fit silence, semblant attendre quelque chose...

- Ah oui, chuchota Cassie, un cuberdon...

Le vieux ouvrit la bouche comme un oisillon au nid, montrant par ce geste qu’elle pouvait lui fourrer un cuberdon directement dans cette cavité naturelle de son visage.
Cassie jeta un bonbon belge dans le trou. Charlie Pace se mit à mâchouiller.

- Tatum, c’était la vélocité, la virtuosité. Rien à voir avec Gould, qui lui était un robot. Gould aurait du être japonais, ce n’était pas un vrai canadien, il n’avait rien de canadien. C’était un robot. Une mécanique humaine. Cela se ressentait d’autant plus qu’en présence de Tatum, il devenait encore plus froid, encore plus paranoïaque, encore plus méfiant. Tatum était naturellement pianiste, on aurait dit que le clavier était une grande prothèse collée au bout de ses dix doigts. Là bas au Donald’s diner on le voyait engouffrer toute cette bouffe, boire tout ce vin, et pas loin Gould grignotait poussivement son repas de moine, d’abstinent.
Tatum vivait dans l’excès tandis que Glenn Gould vivait dans l’excès d’abstinence.
Une mitraille orgiaque d’arpèges et de notes martelées en une folle et torrentielle cascade, voilà ce que c’était que le jeu d’Art Tatum. Je dirais aussi que c’était un peu comme une sorte de miracle. En fait là où Gould avait ce côté inhumain, Tatum avait lui un côté extra terrestre, avec sa grosse bouille à l’oeil fermé, sa gourmandise, sa gentille femme Gerri, sa belle-soeur Nancy...

- Ah... Nancy était donc la belle-soeur de Gerri... Vous n’aviez pas précisé tout à l’heure...

Charlie Pace planta son regard dans celui de Cassie :

- Pourquoi voulez-vous que je vous le précise ? Ca n’a pas grande importance, au Stinwee Hall, les liens de parenté entre visiteurs... Nous, c’étaient les pianistes, les meilleurs pianistes de la planète qui comptaient, pour nous, les autres n’existaient presque pas. La femme de Tatum, Geraldine, elle comptait certainement beaucoup pour lui, elle le guidait comme un chien d’aveugle, elle lui donnait des conseils qu’il ne suivait jamais... Mais ce n’est pas elle qui choisissait un Stinwee pour le Baker’s Keyboard Lounge de Détroit, elle travaillait je crois dans un central téléphonique, à Los Angeles, rien à voir avec nos préoccupations profesionnelles. Nancy, sa soeur, je ne sais même plus ce qu’elle faisait dans la vie.
Le point commun entre Tatum et Gould était leur stupéfiante maitrise technique, avec cette supériorité pour Tatum d’être le propre inventeur de sa musique, tandis que Glenn interprétait celle des autres. Tatum jouait en effervescence, jamais deux fois la même chose, Gould faisait du copier-coller, comme les jeunes disent quand ils sont sur un ordinateur.
Jusqu’à Art Tatum, nos pianistes dormaient sur leurs deux oreilles de Maitres du Piano. A partir d’Art, ils sont devenus insomniaques, car ce Noir pouvait rivaliser en technique avec les meilleurs d’entre eux, comme Horowitz, qui était venu l’écouter plusieurs fois, au « Three Deuces « je crois, et qui n’en avait pas cru ni ses oreilles ni ses yeux.
Tatum aurait pu faire abandonner le piano à Horowitz.
Vous imaginez l’effet qu’il faisait sur Glenn Gould, Mademoiselle Rabbitflight...

- Un cuberdon me ferait bien plaisir...

- Vous connaissez « Vesti la giubba .. «, Mademoiselle Rabbitflight ?

La rouquine en tee shirt blanc et jean noir fit signe que non, cela ne lui disait rien.

De sa voix usée et rauque, Pace se mit à fredonner : « Vesti la giubba e la faccia infarina....
La gente paga e rider vuole qua.... «

- Cela vous dit quelque chose ?
- Non, Monsieur Pace, cela ne me dit rien du tout...
- Bon pas grave. Je vous rappelle cependant que vous travaillez pour un mensuel consacré au piano classique...  Et bien : Tatum par exemple il glissait une citation comme « Vesti la giubba ...» en plein milieu de son improvisation sur « Body and Soul «, voyez-vous. Il faisait quelque chose d’éblouissant, c’était du jazz, et puis tout à coup : « Vesti la giubba... « et hop cet air archi-connu devenait à son tour du jazz, casé insidieusement dans une longue impro. Glenn Gould ça le faisait chier, d’entendre ça, car lui il ne pouvait s’approprier un air de jazz pour en faire du classique. Tatum l’écoeurait avec ces insolences-là... On aurait dit qu'il était apparu sur Terre pour décourager les prétentieux comme Gould, pour les faire vaciller sur leur socle.

- Vous voulez dire qu’Art Tatum a joué du piano devant Glenn Gould, le jour où ils se sont rencontrés au Stinwee Hall ?
- Oui, après le lunch au Donald’s, nous sommes tous revenus au Stinwee Hall et descendus immédiatement à la réserve aux pianos...

9 janvier 2014

8 AU DONALD'S DINER....

Nous nous installâmes tous les six autour de Gould,  le long du comptoir du Donald’s Diner, sur de hauts tabourets aux pieds chromés. A sa gauche il y avait Art Tatum entre ses deux compagnes noires.

A sa droite il y avait moi, puis Alec et Walter Homburger.

Nous étions dos aux grandes vitres qui donnaient sur le boulevard, parcouru  d’innombrables voitures rondes et colorées. Les sons de l’extérieur nous parvenaient étouffés. Cela était reposant . Derrière le serveur était accroché au mur un grand tableau peint en gris, en noir, en blanc, représentant une danseuse classique en train de nouer les rubans de ses pointes. Il y avait ces longues jambes souples, repliées, ces bras qui enserraient ces cuisses, le cadrage de l'artiste avait escamoté le visage de la danseuse, ce qui donnait une impression de mystère non résolu à cette image.
De loin on distinguait la signature : Sophie P..... C'était donc une femme qui avait peint ce portrait de femme sans visage.

J'ai toujours ignoré qui était cette femme, je me souviens juste de ces mots : " Sophie P. ", j'ai toujours vu ce tableau au Donald's mais je n'ai jamais posé de questions à son sujet. Cependant je n'ai jamais oublié cette danseuse en tons gris, elle me laissait une trace de mélancolie venue on ne sait d'où.

Glenn Gould n’avait pas interrompu sa discussion avec le serveur en blanc.
Dalton lui parlait du prix Pulitzer qu’il était en train de dévorer entre deux clients, sous le comptoir...
- Une seule aventure aura eu lieu en ce siècle, Monsieur Gould, c’est celle de Lindberg et ce livre la raconte magnifiquement.
- Oui, peut être...
( Gould n’aimait pas qu’on s’intéresse à autre que lui-même ).
- Et Lindberg n’est pas un communiste, loin de là... Cet homme fait notre Amérique.
Il sembla découvrir que nous étions installés devant lui, en rang d’oignons, attendant qu’il nous présente les cartes...

Chacun de nous a fait le geste de ne pas vouloir consulter la carte, car chacun de nous semblait déjà savoir ce qu’il allait commander.
 
Glenn avait devant lui une assiette de biscuits secs brun foncé, avec un verre de jus d’orange à moitié vide. Il avait toutes ces couches de lainages superposées et agitait les bras en essayant de parler plus fort que les autres, de monopoliser la parole.

- Lindberg est un pilote d’avions... Un pilote d’avions comprenez-vous ?
Il s’intéressa soudain  à Art Tatum en se penchant devant Nancy. Il voulut se montrer drôle. Glenn Gould n’a jamais été drôle, il était pathétique dès qu’il voulait faire rigoler son monde, car trop narcissique. Il s’admirait en train d’être drôle, il croyait qu’il était un génie en tout, notamment en humour, il aurait voulu être Groucho Marx, qui lui même n’avait jamais été drôle.
- Mr Tatum, vous ne pilotez pas les avions, n’est ce pas ?

- Je voudrais un hamburger à la viande grillée, avec de la laitue et une compote de pommes s’il vous plait, a dit Art à Dalton d’un ton funèbre.
- Et pour faire couler tout ça ? demanda le serveur.
- Un verre de vin rouge... Une bouteille de vin rouge...
- Art... Dit Gerri...
- Je ne vais pas me saouler, dit le pianiste.
- Art, ne dis pas cela, tu vas mentir...

Dalton posa devant nous une corbeille de fruits, une assiette avec une pile de tranches de jambon rose, une salade de pommes de terre tièdes, des muffins, de la gelé de pamplemousse, du poisson poëlé, des tomates grillées rouges et noires, des toasts au jambon français, coupé très fin, des saucisses posées en croisillons sur une assiette blanche, mais aussi des tranches de pêche, et une pile de gaufres.
Tatum se goinfra aussitôt, il attrapait de sa longue main noire aux doigts graciles tout ce qui passait à sa portée et se mangeait. Ses joues étaient gonflées en permanence et ses mâchoires s’étaient mises à travailler comme des machines d’usine.

Gould savait manifestement qui était Art mais il lui posa tout de même des questions, ce qui n’était pas dans sa façon d’être habituelle :
- Vous avez appris sous l’égide de quel professeur ?
- Ma mère était pianiste.
- Je ne vous demande pas cela, je vous demande : qui vous a enseigné ? Moi j’ai appris avec Alberto Guerrero, pour l’instrument, et pour la théorie c’était Leo Smith.

- Arthur a démarré tout seul, précisa Gerri.
Je compris soudain qu'elle était l'épouse de Tatum.
- Ah ah ! on ne peut pas démarrer tout seul, affirma Glenn. Moi-même avec mon oreille absolue j’ai quand même du passer par de nombreux cours, pendant des années. Ne me faites pas croire qu’on joue comme cela, d’un coup de baguette magique..
- J’ai travaillé avec la radio, au début. Ma mère m’a aidé, elle m’a montré des trucs, mon père aussi, avec sa guitare. Le braille, je l’ai appris à l’école. Et à Columbus j’ai étudié la musique, et aussi j’ai eu comme professeur Monsieur Rainey...
- Connais pas. Ah vous voyez vous avez quand même eu des profs... Je le savais bien...
-  Il y a eu aussi Thomas, et Fatha...
- Connais pas.
- Arthur parle de Fats Waller, et de Earl Hines, vous les connaissez sous ces noms-là, peut être ?

- Non ça ne me dit rien... Je suis canadien et vous me parlez de musiciens américains. Musiciens de jazz, de surcroît.

- Glenn a une mémoire sonore très développée, beaucoup plus développée que tous les pianistes de la planète, dit Homburger avant de mordre dans un muffin...
- Art aussi se souvient de toutes les notes, de tous les airs, dit Gerri.
- Tu exagères un peu, corrigea Art Tatum

chaussons

. Pat Flowers est ahurissant, lui. Clarence l’aimait beaucoup, il a fait le succès du Baker’s ... Si vous avez l’occasion de voir jouer Pat, n’hésitez pas, c’est comme si le fantôme de Fats l’habitait.
- Ca fait comme Quinichette avec Prez, ajouta la gentille Nancy en souriant...

Je décrochais, j’avais faim, j’attrapais de la nourriture, je buvais un verre de lait, je me sentais paisible et tranquille, j’aimais bien la présence d’Art Tatum à l’autre bout du comptoir, je n’aimais pas me trouver près de Glenn Gould qui me mettait mal à l’aise car il manquait de bienveillance envers le genre humain, comme s’il ne lui appartenait pas. J’entendais tous ces noms de musiciens que je ne connaissais pas, je savais que j’apprendrais chaque jour un peu plus sur ce monde-là.

J’aimais sentir le soleil passer au travers des grandes baies vitrées donnant sur la circulation de Manhattan, pour me chauffer le dos, j'aimais voir le mur d'en face orné d'un tableau de Sophie P.,  et j’aimais me dire à chaque minute que c’était semble-t-il une belle aventure pour un musicien anonyme que de travailler au Stinwee Hall.

7 janvier 2014

7 ART TATUM AU STINWEE HALL...

C’était au matin, plutôt en fin de matinée, et j’ai vu arriver en contre jour, car il faisait soleil au travers des vastes vitres,  un Noir costaud accompagné de deux femmes à la peau plus claire que la sienne.

Elles le tenaient chacune par un bras et riaient beaucoup.
Le gars avait l’oeil gauche constamment fermé. Il avait un très large sourire, les femmes le guidaient un peu dans le hall, j’ai compris qu’il était quasiment aveugle et que ses compagnes le protégeaient.

Il avait l’air plutôt gai, il plaisantait beaucoup avec celle qu’il appelait Gerri, qui avait des lunettes à grosses montures, et aussi avec celle qu’il appelait Nancy, qui avait la mâchoire supérieure proéminente et des yeux noirs bien luisants.
- Là il y a un étrange piano, dit Gerry la myope en désignant le Picasso, dans la vitrine.
- Il est beau, dit Nancy, on ne voit jamais de pianos comme ça.
C’est à ce moment que je suis intervenu.
- Bonjour, je m’appelle Charlie Pace et je suis employé ici.
- Bonjour, dit le costaud borgne.
- Vous désirez, Monsieur ?
- Comment est ce piano dont me parlent Gerri et Nancy ?
 
C’est à ce moment que le Capitaine Alec Franklyn Jolyon est intervenu.
Il a oté son chapeau gris foncé et a fait des ronds de jambe devant le trio. Il avait ses grosses lunettes aux verres flous, son crâne dégarni luisait de sueur, Alec semblait très heureux de la visite de ce monsieur Tatum. Il descendit les marches de l’escalier en marbre...

-Tatum ! Art !  « L’homme pour qui on a inventé le piano ! «

Arthur était visiblement gêné de ces compliments. J’ignorais encore à cet instant qu’il était ce musicien révolutionnaire devant lequel s’inclinaient les plus grands pianistes du monde. Je n’avais jamais entendu parler d’Art Tatum.
 
- Art Tatum, Charlie, tu te rends compte que Art Tatum se trouve ici, au Stinwee Hall, chez nous !

Les deux femmes me regardèrent et Gerri, celle qui était myope, commença à m’expliquer, en replaçant la mèche noire qui flottait sur son front :
- Ah vous n’étiez pas au courant, monsieur Pace ?  Nous sommes là pour qu’Art trouve un piano à installer au Baker’s Keyboard Lounge de Détroit. Vous connaissez cette boîte ?
- Non, je suis désolé...
- Tu joues du piano, garçon ? M’a demandé Tatum.
Alec se redressa :
- Un employé Stinwee est toujours Prix de Conservatoire de piano.
- Je voudrais m’asseoir, dit Tatum, un peu fatigué par le voyage de Détroit. Je vais m’asseoir et tu vas jouer un truc, mon garçon, tu veux bien ?
- Ah non, Art, voyons, si quelqu’un doit jouer quelque chose ici ce sera toi ! ah ah ah !

Les deux femmes, Gerri et Nancy, gloussèrent en se chuchotant des mots aux oreilles.

Un employé Stinwee avait apporté des chaises qu’il disposa autour du « Picasso «.
- Tu vas jouer sur le merveilleux piano décoré, annonça Gerri la myope.
- Ah : dites moi comment il est décoré, alors ! dit Arthur Tatum.
Gerri se leva et fit le tour du Piano Centaure, se penchant, se relevant. Elle se planta ensuite devant Tatum, qui s’était affalé sur une chaise et s’essuyait le front avec un grand mouchoir blanc.

- Ben comment te dire ? Il est spécial, blanc, noir, des dessins, l’ensemble ça fait comme une grosse bestiole de cauchemar...
- Ah bien j’ai pas trop envie de jouer dessus dans ce cas...

Un  homme entra à cet instant, c’était Walter Homburger, que nous avions vu la veille, l’agent canadien de Glenn Gould. Tatum s’était immobilisé, il l’avait entendu arriver, malgré que le sol du hall soit couvert d’une épaisse moquette façon peau d’ours blanc, couleur jaune très pâle, qui étouffait les bruits des semelles de chaussures.

- Tiens, Glenn revient nous voir ? dit Alec Jolyon....

Homburger semblait inspecter le Hall, je crois qu’il imaginait que le cowboy de la veille aurait pu s’y trouver.
Conrad Barleytoter Junior, de la « Barleytoter Oil Company «... , peut être revenu pour choisir un piano à Geneviève au moment où Gould décide de revenir en essayer un autre ?

Homburger reconnut Tatum. Malgré qu’il fût canadien, il connaissait toutes les stars du monde de la musique nord- américaine et Tatum était, comme je m’en suis vite aperçu, moi l’ignorant de ce monde du showbizz, une star au dessus des stars.

Il salua Art qui fit un vague signe de la tête en entendant sa voix.
- Ecoutez, dit l’agent de Gould, Glenn m’a envoyé ici pour que vous veniez déjeuner en notre compagnie. Il pensait à vous, Alec, mais j’ imagine qu’il ne verra pas d’inconvénient à ce que tout ce petit monde vous accompagne.
Le Capitaine Alec Franklyn Jolyon pose son chapeau sur le couvercle du Stinwee Picasso.
- Allons-y. C’est où ?
- Art, tu viens déjeuner ?
- Où ça ? demanda Art Tatum.
- Gould nous attend au Donald’ Diner ...
Art Tatum se leva lentement, les deux jeunes femmes le soutinrent doucement aux avant bras, et je suivis le groupe au dehors, sur le trottoir ensoleillé,  précédé de Homburger qui parlait à voix basse avec mon chef, Jolyon.
- Vous nous suivez, n’est ce pas ? Me dit Nancy.
- Oui oui, je viens je viens...

TUUUT !
Une Superstation Woody Buick freine brutalement car j’ai traversé l’avenue le nez en l’air, cherchant le ciel dans une trouée de grattes ciel.
Elle est de bois jaune et de métal prune, je connais bien ce modèle au capot qui s’ouvre comme un livre, avec ses charnières sur le côté.
J’aperçois le Donald’Diner, établissement qui semble n’être qu’une immense vitrine, contenant un grand comptoir de formica, j'y vois affalé un homme de dos, qui semble être perdu dans sa solitude, je reconnais Glenn Gould vouté, perché

Tatum devant le diner

sur un haut tabouret de bar. On dirait qu’il est enfermé dans un aquarium, il semble bavarder avec le serveur, veste et calot blancs.
Je suis le petit groupe : Walter Homburger et Alec Jolyon, Tatum entre Gerri et Nancy, nous avançons droit sur le Donald’s en évitant les voitures de toutes couleurs.

28 décembre 2013

6 Paroles sans histoire.

- Me voici, Mister Gould.
- Ah bonjour, Alec, je vais faire un petit tour en bas...
- Je vous présente Monsieur Pace, Monsieur Charlie Pace, il va vous accompagner si vous n'y voyez pas d'inconvénient..
- Excusez-moi, Messieurs, mais n’allons pas rester sur la touche, Madame et moi...
- Monsieur Gould est pressé, nous sommes désolés de vous avoir interrompus, c’est juste l’affaire de quelques minutes...
- Et alors, vous pensez que nous n’avons que cela à faire aussi, Monsieur Hamburger ?
- Walter, allons-y, je commence à avoir froid..Vous avez appelé Mr Homburger d’un nom d’oiseau.
- Laisse, Conrad, je n’ai pas besoin de piano.
- Et si je veux que tu en joues, moi ?
- Je dois retourner à Paris, tu le sais très bien...
- Laissons ces deux-là s’expliquer et descendons au sous-sol, Alec. J’ai froid.
- J’avais mal compris son nom : il est facile de confondre Homburger et Hamburger, Monsieur Gould.
- Alec donnez-donc un de mes disques à Monsieur Conrad Junior, il saura ainsi qui est en face de lui.
- Tout ce que je demande c’est qu’on nous aide à choisir un piano, n’est ce pas Geneviève ?
- Allons-y, Alec.
- Charlie, emmenez donc Monsieur Gould et Monsieur Homburger au sous-sol, s’il vous plait.
- Et nous ?
- Je vais m’occuper de vous pendant ce temps, Monsieur Barleytoter Junior.
- Oui, c’est pour Madame.
- Alec, sans vouloir vous commander, j’ai plutôt l’habitude de travailler avec vous. Je n’ai rien contre Monsieur Pace mais je n’aime pas rétrograder d’un Capitaine à un subalterne.
- Charlie est mon alter ego depuis qu’il est ici, Glenn...
- Non, Alec, soyez gentil, nous avons perdu assez de temps.
- Geneviève...
- Je retourne à l’hotel, Conrad chéri.
- Mais promets-moi que nous reviendrons, Geneviève...
- En bas, Alec, allons en bas, je veux voir ces pianos.
- Viens avec nous Charlie.
- Ces escaliers sont interminables, vous devriez exposer les pianos là haut au lieu d’y laisser trôner cette espèce de machin décoré dans la vitrine.
- C’est quand même Picasso...
- Oui je sais, je sais : Picasso. Mais Picasso n'y connait rien au piano, que je sache ? C'est bien un... Peintre ?
- Messieurs, veuillez nous laisser, Monsieur Gould va travailler.
- Pace, ne restez pas trop près pendant que je joue, s’il vous plait.
- Charlie, mettez-vous là bas, près de Walter.
- Qu’est ce que c’est que cette chaise ? Elle est bien trop haute ! Donnez-moi la chaise habituelle. Je devrais emmener la mienne à chaque fois. Ce qu’il fait froid dans ce sous-sol...
- Nous avons une température constante, Glenn...
- Votre température constante est trop basse, je l’ai déjà fait remarquer plus d’une fois...
- Voici la chaise, Glenn.
- Humm, ça ne va pas être confortable mais à la guerre comme à la guerre... Bon alors ce modèle-ci, je l’avais déjà tenté, l’autre fois, je le reconnais.
- Non, c’était celui-ci..
- Je sais ce que je dis, Alec, les pianos je les reconnais à première vue. J’ai déjà joué sur celui-là. Je les reconnais rien qu'à l'odeur, savez-vous ?
- Non, Glenn, c’était l’autre.
- Voyons voir... Je n’ai pas travaillé depuis mon adolescence, voyez-vous... Ecoutez-moi, un soupçon de Casella, un peu de Webern... La, la-la-la, laaaa, la-la.... Ce piano, voyez-vous... La la, la la, la-la-la... Le thème initial qui se déséquilibre, les notes « collent « un peu, ce passage en gammes manque d’égalité, je les contrôle mal... Il est où, Augustin ? Il devrait être là, j’ai des indications pour lui...
- Augustin ! Augustin !
- C’est son  jour de congé, Glenn.
- Vous lui direz qu’il doit agir sur ce « ré «, et aussi sur ce « fa dièse «, mon dieu que ce son est pourri... On est bien chez Stinwee ici ? C’est bien sur vos pianos que je suis sensé faire de la musique ? Il est presqu’impossible de jouer sur celui-ci même un choral de Bach de façon assurée.. Pom pom-la-la lalala ... Pfffff.... Les voix individuelles sont déséquilibrées....
- Tu as peu dormi, Glenn... Tu as les mains froides...
- Je sais ce que je dis, Walter, désolé mais celui-ci finira à la casse après deux concerts... La la lalala... la .... Ecoutez : la progression d’une note à l’autre est incertaine. Même si j’essaie de stabiliser avec l’articulation des pouces, ça ne change rien... J’ai des sensations désagréables, la technique est inopérante... Foutez-moi ce modèle au feu, Alec, préservez-en les concertistes, s’il vous plait. Bon allez je dois m’en aller, j’ai à faire... Vous venez, Walter ?
- Au revoir Glenn, quand avez-vous l’intention de revenir ?
-......
- Le mois prochain par exemple ?
- .....
- Ils sont partis, Monsieur Jolyon...
- Bon Charlie, tu diras à Augustin de revoir ce piano, demain...
- J’aurais une petite question, Monsieur Jolyon...
- Je t’avais dit d’ôter ta veste, Charlie. Faut faire comme je dis, je ne parle jamais à la légère...
- Ah oui, désolé....
- Ta question ?
- A propos de Glenn Gould.
- Oui. Qu’est ce que tu veux savoir à propos de Gould ?
- Il vient souvent ?
- Une fois par mois environ. Parfois une fois par trimestre. Il prévient juste la veille. Quand je sais qu’il est à New York je m’attends toujours à sa visite.
- Il vient essayer des pianos ? Il n'a que vaguement touché à celui-ci...
- Il vient nous dire que nos pianos ne lui conviennent pas. Il aime bien tout dénigrer, tout critiquer. Mais il est contraint de venir à cause du contrat. Ca lui rapporte gros et à nous aussi.  Moi je l’aime bien, Glenn. Au fond c’est un angoissé. Il n’aime pas jouer en public, plus ça va plus il déteste ça. Tu verras qu’un jour il se contentera d’enregistrer en studio.
-...
- Bon allez au boulot, monte et attends voir si quelqu’un se présente.

gould steinway

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