Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Stinwee Hall Short Stories
22 janvier 2014

11 DES CROUTES, DES TACHES ET DES GOUTTES....

- En fait, Mademoiselle Rabbitflight, je vous ai dit que j'ai toujours ignoré qui était " Sophie P. ", la femme qui avait peint le tableau du Donald's Diner, celui qui montrait une danseuse en train de lacer ses pointes, mais pour dire la vérité,  je l’ai un peu vue et un peu connue.

Simplement je voudrais que vous n’en parliez pas dans votre magazine... Donc vous laisserez la phrase par laquelle je vous ai signifié le contraire, ok ?


Elle y tient, elle ne veut pas que je parle d’elle et encore moins pour un article de magazine.
Après tout vos lecteurs s’en foutent de Sophie P., ce qui compte pour eux, c’est de lire des trucs sur Art Tatum ou Glenn Gould ou Liberace, ou John Lennon...

Sophie P. a toujours voulu rester discrète, ce qui peut sembler paradoxal pour une artiste-peintre, car être artiste-peintre, c’est avoir un certain sens de l’exhibitionnisme, mais dans son cas cela était paradoxal. Elle pouvait montrer ses toiles mais en même temps rester secrète, pour ne pas dire : modeste.

Tatum a repris le train pour Détroit, après avoir choisi l’instrument chez nous, sa femme Geraldine et sa belle soeur Nancy étaient avec lui.

Pour la livraison du piano proprement dite, il faudrait attendre deux ou trois jours afin que tous les papiers soient en règle, que les conditions de transport par train soient établies...
Il y aurait des réunions avec les assureurs, ceux de chez Stinwee, ceux de la compagnie ferroviaire, il y aurait l’avocat de chez Stinwee, l’avocat de la compagnie ferroviaire principale, ceux des compagnies ferroviaires intermédiaires,  et aussi celui de Clarence Baker, le boss du Lounge, mais aussi l’assureur de Clarence Baker et même celui de Tatum. Il faudrait aussi trouver un représentant de la compagnie de transports routiers, celle qui assurera le trajet du Stinwee entre la gare de Détroit et le Club.
 Le Capitaine Alec Franklyn Jolyon était de corvée pour toutes démarches.
Tout cela serait bien compliqué, et  lorsque les papiers seraient enfin signés, que tout le monde serait d’accord, que l’on aurait trinqué au Champagne, il y aurait l'aspect technique et pratique du transport d'un instrument délicat de grand prix, sur des centaines de kilomètres...

- Vous ne me proposez pas de cuberdon ? je suis capable d’en avaler des dizaines et des dizaines, savez-vous ?

- Alors pendant que le Capitaine passait toutes ces heures avec les hommes de loi et les assureurs, nous trainions un peu dans le Hall, Augustin l’accordeur et moi, nous étions dans l’attente,  excités par notre mission, qui nous ferait voyager jusqu’au Michigan.

Nous allions attendre aussi au Donald’s Diner, pas très loin de l’avenue.

Nous avions fait plus ample connaissance.
Lui était mon ainé d’une vingtaine d’années, il avait fait la guerre dix ans auparavant.

Augustin avait participé au débarquement de Normandie,  y avait laissé trois doigts, ce qui fait qu’il n’avait pu reprendre au retour, les études musicales qu’il avait entamées avant le conflit mondial et s’était reconverti dans l’accordage et l’entretien des pianos, histoire de rester fréquenter cet univers.

« J’ai posé le pied le second de tous les milliers de soldats,  sur le sable d’Omaha Beach, juste après mon copain Reeves Mc Cullers ... Il était marié à une femme, une sudiste je crois, qui écrit des livres, et plus tard il recevait de longues lettres d’elle et lui en écrivait aussi de très longues. Reeves a également écrit quelques lettres pour moi après le débarquement,  car je ne pouvais plus utiliser ma main fraichement mutilée. Il venait me voir de temps en temps à l’hopital de campagne... Je me demande ce que ce type est devenu, je crois qu’il vit en France... «

Nous avions ces discussions au comptoir du Donald’s Diner, et Dalton, le serveur,  y participait. Lui-même était survivant du Camp d’Auschwitz, un endroit d’Europe où l’on avait tué des Juifs de façon industrielle pendant la guerre, et il avait toujours une anecdote plutôt lugubre à raconter

krasner_pollock

. Nous étions friands de ses histoires parce qu’elles étaient toujours extraordinaires, à peine croyables. Dalton avait un fort accent polonais. Son prénom d’origine était Aaron.

En Amérique sont venus hommes et femmes de toutes les nations blessées.
En Amérique ne doivent jamais pénétrer les Communistes, qui ne sont pas hommes de patries mais diables des idéologies de l’enfer.
En cette époque, Mademoiselle Rabbitflight, en cette époque où des Art Tatum faisaient resplendir les claviers, nous savions bien comment empêcher les Communistes de détruire les Etats-Unis. Mais vous avez constaté que malgré tous ces efforts les Américains n’ont pas sauvé New York de la destruction, que les forces du mal sont parvenues porter feu et fer sur notre territoire.
La guerre ne sera jamais finie, Mademoiselle Rabbitflight.
Ceci n’intéressera pas non plus vos lecteurs amateurs du piano et des histoires du piano.
Mais ceci est pensé et ceci est dit par un Américain.

- Alors comme ça nous étions tranquillement au comptoir, il y avait Augustin, il y avait Dalton, et puis moi et nous parlions de la guerre mais aussi des Communistes et de Mc Carthy, qui leur donnait du fil à retordre. Nous parlions aussi des pianos Sinwee.

Au bout du comptoir il y avait une jeune femme rousse, aux cheveux mi longs, plutôt grande et fine, elle nous écoutait en rêvassant, le nez devant un café, perchée sur son haut tabouret de métal.
Nous la regardions en coin, juste par curiosité.
Dalton a chuchoté :
- C’est Sophie P.
- Hein ? Qui ?
( Il désigna le tableau à la danseuse, derrière lui, où figurait la signature « Sophie P. « )
- Ah ? c’est elle qui....
- Oui. Elle est de Belgique.
- Mais que fait-elle à New York ?
( Il posa l’index sur sa bouche d’un air mystérieux ).
Au même moment il y a eu l’entrée fracassante d’un démon en tee shirt noir tout taché de couleurs diverses, un peintre en bâtiments ?
Il s’était propulsé à l’intérieur du Donald’s et s’était ramassé la gueule sur le sol en hurlant.
- Fuck ! Fuck !
Une femme plutôt agitée, en proie elle aussi à une crise d’hystérie,  le suivait.
J’ai reconnu, en train de sde tortiller au sol, Mr Pollock himself, Jackson Pollock, Monsieur Croûtes de Taches et Gouttes. Je l’avais déjà vu se battre dans la rue, autrefois, et le revoici pénétrant à nouveau mon espace-temps.
En fait je dois vous dire Mademoiselle Rabbitflight, qu’il en était à ses derniers mois de vie, si on pouvait appeler cela une vie. Il trainait son alcoolisme paranoïaque,  parait-il, dans une cabane près d’East Hampton.

La femme qui le suivait c’était la sienne, c’était une russe, Lénore. On disait qu’elle peignait aussi... Ils étaient fin saouls tous deux.
- Qu’est ce t’en a à branler de cette toile, Jack ? Allez viens on est en retard pour le vernissage...
La loque colossale qui serpentait au sol redressa sa grosse tête chauve et grimaçante. De sa paluche épaisse il désignait la toile de Sophie P.
- Cette merde ! Otez-moi cette merde de là !

Il avait du la voir en passant et dans sa folle tête il avait décidé qu’elle était moche et qu’il faudrait l’enlever, voire la détruire.
Il se mêlait de tout ce qui lui passait sous le nez, toujours pour détruire, toujours pour casser ou brûler, c’était Pollock, la fierté de l’Art Contemporain américain. Je vais vous dire :  heureusement que nous avons eu des types comme Hopper pour sauver l’honneur, parce que des Pollock ou plus tard l’autre ska, comment s’appelait-il ? ( il est venu aussi traîner au Stinwee Hall  ), Basquiat, c’est cela : Basquiat, ça faisait la honte à l’Amérique, tous ces descendants d’émigrés qui faisaient de la merde en peinture. Et encore à l’époque que je vous raconte, y’avait pas encore les graffs tout plein les murs ou tout plein les rames de métro. Bien content d’avoir déménagé en Floride, moi. Ne plus voir toute cette bouse fluo comme décor de mon quotidien...

Pollock était debout, il nous dépassait tous, comme une montagne affairée.
Sa femme essayait de le retenir par le tee shirt, elle avait de grosses lunettes, des cheveux courts frisés, sa voie était suraigue :
- Jackson ! Arr-êêêêêê-teueueueueu !
-Toi, la merde au calot blanc, donne moi du ketchup ! je vais t’arranger cette croûte, moi....

La grande jeune femme rousse se planta devant Pollock, sans avoir l’air de le craindre :
- Essaie un peu pour voir !
- Pousse-toi, bonne femme, dit Pollock. C’est pas après toi que j’en ai mais après cet art dégénéré.
Sa femme à lui le tira au dehors.
- Xcusez-le, il va être en retard à son vernissage, m’sieurs dames.

Dalton nous dit :
- Dites donc, il m’a appelé « la merde au calot blanc «, tout de même....
Le couple perturbateur avait disparu.

- Excusez-le, Mademoiselle, dit Dalton à Sophie P.
Elle s’était reperchée sur son haut tabouret et regardait sa toile.
- On peut toujours mieux faire mais de là à dire que c’est de la merde, n’exagérons pas. Il fait quoi, lui ? Il est peintre ?
- C’était Pollock, Jackson Pollock, que j’ai dit à Sophie P. pour l’informer.
- Nous en Belgique on a de quoi en remontrer à pas mal de pays, question peinture, dit d’un air bougon la rouquine.

C’est là que j’ai voulu savoir pourquoi une toile d’elle était accrochée ici, au Donald’s Diner.
Sophie P. eut un sourire mystérieux :
- Chuuuuut, dit elle, je vous le raconterai peut être un jour. C’est compliqué. C’est belge.

Publicité
Publicité
Commentaires
Stinwee Hall Short Stories
Publicité
Archives
Stinwee Hall Short Stories
Newsletter
0 abonnés
Visiteurs
Depuis la création 1 995
Catégories
Publicité